VOILE NOIR
Au dessus de lui, un ciel bleu comme ses rêves de petit garçon au matin de juillet. En dessous, une eau bleue comme la profonde mélancolie d’outre-mer, où subsiste un lointain parent. Entre les deux, celui de ses yeux, clair comme deux “o” qui se refléteraient dans l’air. L’air du temps ou l’air du vent. L’air de rien, celui d’avant. Un peu plus loin, quelques concurrents régataient bord à bord. Trimarans et catamarans allaient gaillardement de l’avant. Ils devançaient de plusieurs milles la flotte des monocoques lancée à leur poursuite. Mais lui survolait les débats de toute sa classe. Il était bien au dessus du lot. Son sens du vent, sa jeunesse et son audace frisant parfois l’inconscience lui avaient toujours permis de passer là où personne ne s’aventurait.
Ses cheveux lui revenaient dans ses yeux et le vent lui glaçait les tympans. Il rageait de ne pas maîtriser cette toile volage qui claquait à grand bruit quelques mètres au dessus de sa tête. Ses bras tentaient de vives tractions mais rien ne semblait fonctionner comme d’habitude. Il n’avait jamais vu des cordages aussi emmêlés et se demandait comment un tel sac de nœuds avait bien pu se produire. Un bref coup d’œil par dessus son épaule le renseigna sur la position des multicoques. Incontestablement, ils se rapprochaient. Leurs spis, gonflés de noroît et d’ambition, avaient quasiment doublé de volume.
Sa voilure, à lui, n’était plus portante. Elle battait la chamade et s’entortillait lamentablement. Plus il gesticulait et essayait de rétablir sa toile, plus le cauchemar se prolongeait. Ses efforts restaient vains et ses suspentes inopérantes. Sur la côte, toute proche, la foule devait avoir les yeux rivés sur lui. A coup sûr, les caméras de télévision n’en perdaient pas une miette. Ces courses sont tellement médiatisées. Il s’était toujours demandé si le public frissonnait davantage aux exploits des sportifs ou à la tragédie de leurs illusions brusquement affalées ?
La mer moutonneuse clapotait bruyamment, laissant poindre une hostilité ou un malin plaisir à hâter son naufrage. Lui continuait à ne regarder que vers le haut, accroché à ses rêves de victoire par on ne sait quel indestructible filin. Pourtant ses chances s’effilochaient par tous les bouts, ces bouts que les marins finissent pourtant par dénouer, même dans le pire des cas. Évidemment, ici, il y avait urgence. À combien était-il exactement de la terre ferme ? Comment estimer le temps et la distance ? Jamais ses questions n’avaient afflué avec une telle violence. Son assurance tanguait. Sa voile folle giflait le vent comme un étendard hystérique. A chaque claquement de toile, le soleil flashait son visage. Le contraste était d’autant plus saisissant que la voile était noire. Avant l’embarquement, quelques amis superstitieux l’avaient mis en garde contre le symbole maléfique. Lui occultait cela en drapant le tout de son humour : « C’est le pavillon du pirate ! » Ironie du sort, le pirate ne pouvait même plus compter sur le moindre morceau de chanvre pour se pendre.
L’hypothèse d’un sabotage lui traversa le cerveau. Peu probable. On ne peut piéger à retardement les drisses et les écoutes en spéculant sur un tel suspens. Les sangles de son harnais le gênaient. Les bras en croix, la tête rejetée en arrière, il tenta un ultime dégagement. En vain. Plus il se démenait, moins il se démêlait. C’était comme si ses efforts aggravaient l’enchevêtrement de toile et de cordage. Un coup d’œil sur les pennons de bâbord lui indiqua que la chance et le vent avaient définitivement tourné. Ses espoirs étaient en chute libre. Un autre que lui franchirait le cap du succès. Avec la lassitude de ces combattants qui ont tout donné mais ne peuvent rien contre la force des éléments naturels, il abrégea le combat. Enfin immobile, son corps tout entier savoura un bref instant de répit. Cela s’appelle la résignation. Bleu ciel au dessus. Bleu marine au dessous. Voile noir au milieu. La progression des autres n’avait plus d’importance. Il se sentait presque en lévitation. Lentement, il déboucla un mousqueton, puis deux, puis trois. Rideau.
Ce soir là, le classement des voiliers et l’arrivée de cette course au grand large n’eût plus guère d’importance. Comme prévu, la télévision, qui avait filmé la scène de bout en bout, ouvrit ses journaux d’informations avec la séquence tragique. Elle se montra toutefois discrète sur l’épilogue, ne diffusant pas les dernières images dont elle disposait. Celles d’un jeune corps désarticulé, écrasé sur les rochers. Albatros humain au zèle brisé, amarré par un dernier mousqueton à son linceul de soie noire… il agrippait de sa main gauche, telle une torche inutile, un parachute effroyablement entortillé.