AUTO-REVERSE
Un soir de l’année 1991, alors que je venais à peine de quitter la Mayenne pour rejoindre l’Oise, le système auto-reverse de mon autoradio s’enraya subitement. Il était minuit pile et ma montre affichait 00:00. Mauvais présage que ce mauvais œil multiplié par quatre ? Fallait-il lancer un SOS ? Je fus tentée de faire demi-tour. Étais-je capable de rouler plusieurs heures dans le silence absolu ? Après tout, il me suffisait de prévenir ma copine Anna de ne point m’attendre et de reporter nos retrouvailles à plus tard. À moins de l’inviter à faire le trajet inverse le lendemain ? Laval-Noyon ou Noyon-Laval, c’était du pareil au même. Distance : 383 km pour une durée du voyage estimée à 3h53. Soudain, je me resaisis : « Espèce de palindrome ! me dis-je à moi-même. Cesse de ressasser et fonce ! »
Il m’arrive parfois de me traiter de palindrome, et pas seulement parce que ça vient du grec. Je l’avais avoué un soir à Thierry Ardisson et Laurent Baffie m’avait adressé un clin d’œil complice en remarquant : « Dans les deux sens… » Exactement. “Palin” qui signifie “de nouveau” et “dromos” “course”, lorsque l’on les accole, évoquent une allée-venue ensorcelante. Un palindrome est un mot ou une phrase que l’on peut lire indifféremment en commençant par la droite ou par la gauche et qui, malgré cela, conserve le même sens : “Ésope reste ici et se repose” ou “Etna, lave dévalante” ou “Engage le jeu, que je le gagne” … Oui, oui ; vous pouvez vérifier. Ça marche bien dans les deux sens.
Attention, palindrome n’est pas synonyme d’anagramme, qui désigne un mélange anarchique de lettres (l’anagramme surréaliste de Salvador Dali était Avida Dollars) ni d’anacyclique, dont la lecture de droite à gauche donne un mot et un sens différent de celui obtenu de gauche à droite : Trace-Ecart, Repas–Saper, Retape-Epater, Zeus-Suez. On voit bien la différence avec les vrais palindromes : rêver, serres, kayak, sèves, radar, sexes. En français, ressasser est le mot palindrome le plus long. En Finnois, c’est un terme de dix-neuf lettres : saippuakivikauppias (marchand de pierres à savon).
Je ne vous saoulerai pas avec le boustrophédon (du grec bous «bœuf» et stroph «action de tourner») système d’écriture changeant alternativement de sens ligne après ligne, à la manière du bœuf marquant les sillons dans les champs. En revanche, le palindrome peut se combiner avec le boustrophédon ou l’anacycle, et créer des textes se lisant dans tous les sens, comme ce fameux carré magique latin, appelé aussi Carré Sator, avec ses quatre sens de lecture possibles :
Sat Ora Repo Teneto Peraro… Tas : “Prie consciencieusement, je rampe, sois tenace, c’est moi qui écris la totalité des voies”.
Sator Arepo Tenet Opera Rotas : « Le laboureur Arepo dirige le travail des roues ». Toutes les lettres utilisées sont celles de l’expression PATER NOSTER.
Les palindromes existent dans toutes les langues. L’allemand favorise les déclarations d’amour, à condition que l’amoureuse s’appelle Gudrun : «Nur du, Gudrun» (Rien que toi, Gudrun). Le catalan adapte Shakespeare : «S’és o no s’és». (On est ou on n’est pas). L’italien a le vague à l’âme : «Ogni mare è ramingo». (Chaque mer est vagabonde).
Avantage à l’anglais pour le peu de e final, la non-distinction du genre (un truc qui n’est pas pour me déplaire) et la conjugaison simplifiée. Pour illustration, voici une sélection pas du tout orientée :
Sex at noon taxes. (Le sexe l’après-midi fatigue).
Won’t lovers revolt now ? (Les amoureux ne se révolteront-ils pas à présent?).
Live not on evil, madam, solo gigolos. (Ne vivez pas avec le diable, madame, seulement des gigolos).
No, it is open on one position. (Non, c’est ouvert sur une position).
Si le suivant est moins ciblé sexe, c’est qu’il y a une lettre en trop. Laquelle ?
A man, a plan, a canal : Panama. (Un homme, un projet, un canal : Panama)
Rappelons enfin que pour les Anglais tout a commencé par un palindrome :
– Madam, in Eden I’m Adam. (Madame, dans l’Eden je suis Adam).
– Eve… (lui répondit-elle).
En français, les verbes palindromiques sont difficiles à dénicher, à moins de les conjuguer. Toutefois, le palindrome qui me convient et me séduit le plus est un petit mot de quatre lettres. À la fois léger comme une plume et dans mon esprit toujours sensuel, il conjugue mille choses en une. Voyelle, consonne, consonne, voyelle, ce pronom singulier, c’est elle.
Le troisième genre est souvent qualifié d’inverti. Personnellement, je le pense davantage auto-reverse. Lors de notre dernière soirée en boîte entre copines, j’en eus quelques preuves verbales irréfutables. Dès le vestiaire, Axelle imaginait «un drôle de lord nu» en déshabillant du regard un rugbyman so british qui lui affirma : «No, it never propagates if I set a gap or prevention». Au bar, Olivia expliqua sa devise à un joli serveur musclé : «Réussir à Paris : suer». Jenny fixait le DJ qui maltraitait ses platines en répétant : «Satan, oscillate my metallic sonatas ! » alors que Christine se moquait de la petite Andrée : «La mère Gide digère mal». Joanna aborda un mâle bodybuildé en parodiant Louise de Vilmorin : «Eh, ça va la vache ?» «L’ami naturel ? Le rut animal !». Devant les toilettes, Diana pensait à voix haute : «Ta belle porte s’use trop, elle bat». Au petit matin, l’ambiance devint encore plus chaude. Au fond de la salle, se succédaient des événements insolites. Rachel vint m’avertir : «Une slave valse nue !», alors que Samantha demandait à son cavalier : «Sexe vêtu, tu te vexes» ? L’autre répondit aussitôt : «Eros S’essore. C’est sec» ! Son copain, qui ressemblait étrangement à Clapton, affirmait : «Eric repus, sexe super ciré»… Je sursautai ; «Tâte l’état» me susurrait Jenny, au bras son nouvel amant, désirant savoir «si ne pliera pareil pénis»… Chantal ajouta : «Ce satrape repart à sec !» tandis que Geovanna liait connaissance avec un coureur cycliste dont le credo était : «A l’étape, épate la !». Kendya déclina le titre de Miss de la soirée que lui proposait malhonnêtement le patron libidineux. Pas question de nous la faire à l’envers. Dans la foulée, elle ajouta : «Elu par cette crapule ? Never even !» Camille repoussait le gros Léon qui se prenait pour le père Noël. Elle faillit lui en retourner une puis lui fit comprendre qu’elle n’aimait qu’au féminin, déclarant sa flamme à une charmante inconnue : «Lune de ma dame d’été, été de ma dame de nul»… J’étais parfaitement d’accord avec elle et le lui fit comprendre, mimant l’embonpoint du prétendant éconduit : « Léon a trop par rapport à Noel » !
À bien y réfléchir, cette nuit du 20/02/2002, qui avait débuté à 20h02 très précises, se reproduisit sur le même mode le 21-12-2112, dès 21h12. «Oh, cela te perd répéta l’écho». Voilà que j’entendais des voix en feedback ! Je regardais le barman vérifier sa caisse : 1234+8765=9999=5678+4321. Le groupe ABBA chantait un dernier tube pop. J’étais KO mais OK. Comme ce soir de 1991, où j’avais finalement poursuivi ma route sans musique ni GPS. Par ses failles ou ses vertus, la technologie se met toujours au service de l’imaginaire. Et vice versa.
« Rêver-radar trace l’écart radar-rêver » !
Waowww !!! Très bel exercice de style, chère Brigitte ! Chapeau !!!… (Et la lettre en trop et le “c” , bien sur. Et… c’est BCP mieux, sans le ‘c’… LoL !