FEU D’ARTIFICES
Au début Sofia aimait Paolo et Paolo aimait Sofia. La vie était facile et les choses glissaient comme l’écume des nuits sur la Mer Tyrrhénienne. Ensuite, Sofia aima encore Paolo et Paolo aima beaucoup que Sofia l’aimât toujours. Mais ce toujours là sonnait sourd. Il tournait court. La dolce vita, ou quelque chose qui lui ressemble, commença à refroidir sous le souffle imperceptible du temps. De la poussière de lassitude s’insinuait subrepticement. Petit à petit, leur relation se dessécha sans que l’un ou l’autre ne cherchât à se révolter. Peut-on véritablement lutter contre les grains de sable ?
La plage allait et venait tranquillement au rythme des flots qui enrubannaient la côte. Ce lieu de plaisance avait les faveurs des familles aisées et des hauts dignitaires locaux. Sofia et Paolo faisaient partie de cette caste de privilégiés, trompant leur ennui et leurs petites tromperies à grand renfort de loisirs. Activités balnéaires en tout genre, pêche, thalassothérapie, navigation, thermalisme, massages, gastronomie, jeux de hasard, astrologie, spectacles de cirque et réceptions chic… magma d’ivresses et de paresses, tout était bon pour passer le temps à l’épuisette de l’oisiveté. Bien vite, l’indolence des bienséances remplaça l’impatience des sentiments.
Au bout de quelques années, Sofia et Paolo ne s’accompagnaient plus que pour ne pas apparaître seuls. Chaque soir, une étrange sensation les emprisonnait dans une gangue de faux-semblants invraisemblables. Grisaille et calamines d’hypocrisie, indifférence distillée à petit feu, regrets couvant sous la cendre de leur amour… étaient-ce là les seuls résidus d’une passion qui avait consumé leurs dernières illusions avant les premières ? Petit mal de gorge ou cancer du poumon, cœur de pierre ou calculs rénaux : existe-t-il un châtiment plus cruel que les autres quand plus rien ne coule à l’intérieur ?
Sofia et Paolo ne se posaient même plus de questions sur leur avenir. Leur horizon s’obscurcissait progressivement sans que cela ne les dérange outre mesure. Leur teint était cireux, leur haleine soufrée et leur sourire entre les deux. Ils s’étaient acclimatés à l’opacité des perspectives, à l’essoufflement du soleil, à l’altération des étoiles. La disparition, momentanée ou persistante, de tout ce qui brillait dans leur environnement direct ne les préoccupait plus. L’atmosphère du foyer, lourde et irrespirable, ne les dérangeait pas plus qu’elle ne dérangeait les sculptures du patio. Les statues ne craignent point l’asphyxie.
Un soir pourtant, à moins que cela fut un matin, allez savoir avec cette permanence crépusculaire, ils se décidèrent enfin à refuser la lente fossilisation de leurs émotions. Allongés côte à côte dans l’atrium, ils parlèrent longtemps, les cieux dans les yeux. La vérité ne fait pas moins mal quand on la regarde en phase mais elle agit comme un sérum d’équité. La collision est frontale pour les deux parties. Ici, personne ne chercha à recoller les morceaux. Depuis le temps, ils étaient bien trop épars. La crevasse ne se refermerait pas par enchantement. Chacun crût percevoir une larme de fond monter derrière les paupières de l’autre, mais courageusement, ils choisirent de se séparer et de rompre l’éternelle comédie. Demain, leurs destins bifurqueraient. Apaisés par ce consentement mutuel, baignant dans une chaleur nébuleuse, Sofia et Paolo s’assoupirent quelques instants, main dans la main.
Deux mille ans plus tard, des regards attendris les contemplent avec compassion. Sans la moindre hésitation, on les range parmi les plus beaux exemples d’amour et de fidélité conjugale. Pétrifiés sur la couche commune, Sofia et Paolo sont à jamais réunis dans une même sépulture de cendres et d’immobilisme. Un beau jour de l’an 79 après Jésus-Christ, le Vésuve fit irruption dans leur vie, leurs projets et leur jolie villa. En plein centre de Pompéi.
Très joli, tout simplement!
Ton texte, Chère Brigitte : une larme a l’œil ! (hé ouais !) Avec la p’tite note finale que de nos jours, il ne faut pas toujours se fier QUE à ce que l’on voit !
Tu as raison. Les apparences sont souvent trompeuses, même à des siècles d’intervalle.