LE VERGER DU COUSIN MAURICE
Lorsque j’étais petit, je me sentais déjà grand. Dans un minuscule village de trois cents habitants, il n’y a pas beaucoup de vraiment grands. Ceux qui, très tôt, ont conscience d’être différents, le deviennent encore plus rapidement. Petit bonhomme de 7 ou 8 ans, j’allais souvent battre la campagne. C’était une sorte de défoulement pédagogique, de comportement autodidacte qui me permettait de vérifier in situ ce que le maître d’école nous racontait sur l’essaimage du pissenlit ou l’activité de la taupe, la pousse du radis ou le retour des hirondelles, la germination du blé ou la reproduction du taureau… Je partais donc seul, à la découverte champêtre de mes interrogations du moment. Mon cheminement, physique et psychologique, se faisait à chaque fois selon les mêmes étapes. Je m’en allais gaiement derrière la maison de mes grands parents. Traverser le jardin en longeant les poiriers et pommiers taillés en espalier était l’affaire d’un instant. Après les groseilliers et les framboisiers, le passage devant la volière des faisans et perdrix, puis le poulailler, provoquait une brève révolution du peuple gallinacé. Agitation inutile : la plainte du portillon érigé entre le pigeonnier et le muret de clôture du potager trahissait déjà mon entrée dans le verger du cousin Maurice.
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Le cousin Maurice était un de ces vieux personnages foncièrement bons, dont on se demande, peu après leur mort, s’ils n’étaient pas davantage que des humains. Le cousin Maurice possédait le verger qui jouxtait le jardin de mes grands parents, côté ouest. Ce verger était empli de pruniers, mirabelliers, pommiers, poiriers, cognassiers, noyers et noisetiers, mais surtout, il abritait de magnifiques cerisiers. Il y avait de la cerise blanche, dite cœur de pigeon, du bigarreau, guigne ou burlat, et enfin de la griotte. A l’époque, je disais simplement cerise aigre. Je croyais le mot griotte réservé aux bonbons en chocolat fourrés aux cerises et à l’eau de vie, ces bonbons dont on abuse outrageusement durant les fêtes de Noël et Nouvel An. Dans ce verger, la véritable fête battait son plein six mois plus tôt, lorsque les arbres ployaient sous la charge des fruits rouges, gorgés de jus et de soleil… leurs plus fines branches se courbant tel le sillon d’une canne à pêche déformé par une prise plus batailleuse que les autres. Naturellement, cette tentation ne s’exerçait pas de la même manière tout au long de l’année et cela la rendait d’autant plus redoutable. Les trois ou quatre ares de verger qui séparaient le jardin des premiers prés et champs retardaient mes périples avec des armes variables d’une saison à l’autre.
Ces arbres familiers, unique frontière entre le village et la plaine, entre l’activité des hommes et le territoire des animaux, me faisaient penser à ces barrières de corail que nous montrent certains documentaires télévisés. Les poissons de toutes sortes y pullulent. La faune sous-marine tire le meilleur parti de ces hauts fonds où l’eau claire est si chaude qu’on se croirait dans sa baignoire. Une vie particulière s’y incruste et s’y développe dans une proximité synonyme de sécurité. Le verger du cousin Maurice était mon havre de rêve. J’y louvoyais avec la formidable liberté de l’écolier à jour de ses devoirs. Aucun tourment, aucune obligation en souffrance. Lorsque je foulais l’herbe haute de ce paradis lorrain, je me savais en délivrance de tracas futurs, exonéré de ces satanées responsabilités adultes qui viendraient bien assez tôt. Du coup, je ne faisais pas grand cas des plans élaborés au préalable. Mon goût pour l’improvisation et ma méfiance à l’égard des planifications trop strictes prend vraisemblablement ses sources entre les racines de ces rosacées prolifiques. Je pouvais très bien avoir projeté une implacable chasse aux papillons de moisson et me retrouver en haut d’un prunier du même nom, à croquer dans une pulpe juteuse, à peine protégée par sa fine peau à taches de rousseur… une peau qui présente de grandes similitudes avec celle des griottes. Lorsque les fruits sont parvenus à pleine maturité, juste avant de décliner vers le trop mûr, elle les met en valeur de façon indicible, exprimant déjà le goût par l’image, offrant aux yeux et au cerveau un acompte de gourmandise dont le palais et la langue ne se priveront pas. Victime consentante de ce marché de drupe, je savourais mes joies et mes festins d’enfant en les saupoudrant d’une imagination débridée. Je m’intronisais chevalier en quête du Graal, réfugié dans un improbable merisier gallois pour un frugal repas avant une autre nuit d’épouvante. Je me désignais chef des Apaches, camouflé dans un bosquet en lisière des vastes prairies, dévorant quelques baies sauvages aux vertus magiques pour mieux repartir sur les sentiers de naguère. Une autre fois, c’était une cueillette aux champignons qui tournait court sous le grand noyer ou dans la bande de noisetiers. Je devenais alors Davy Crockett au fin fond du Tennessee ou Robin des Bois sous les futaies de Sherwood… Combien de pissenlits, papillons, champignons, lézards, sauterelles ou escargots ont été épargnés grâce au verger du cousin Maurice et tous ses trésors ?
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Je me suis souvent demandé ce que le cousin Maurice s’était raconté à lui-même, en plantant un à un les arbres qui effeuillèrent ma jeune imagination. Au grand air de la campagne, les travaux solitaires entretiennent une complicité sournoise avec une nature faussement silencieuse. Ils favorisent souvent un dialogue avec soi même. Ce double positif ou négatif, moqueur ou approbateur, constitue une forme de recul, d’auto-psychanalyse avec de la terre sous les ongles et des écorchures sur les doigts.
Pourquoi, pour qui un homme bon, fort et généreux plante-t-il des arbres qui ne lui ressembleront qu’au moment où lui-même, devenu vieux et noueux, ne pourra presque plus en profiter ? J’ai cueilli la réponse un après-midi de flânerie sur les quais de Paris, bien loin de mon village natal. Je feuilletais quelques pages jaunies à l’étal des bouquinistes, entre le Pont Neuf et Notre Dame, quand mes yeux accrochèrent une ancienne gravure. On y voyait un homme qui ressemblait étrangement au souvenir que j’ai gardé du cousin Maurice. Il lui ressemblait tant que j’ai cru un instant qu’il avait eu une double vie. Mais la légende au bas de l’illustration dénonçait un certain Monsieur Clément, dont les cerises avaient une saveur d’humanité nouvelle. C’est du moins ce que promettait la chanson qui lui était dédiée, dans une utopie socialiste de début de siècle, clairière entre l’histoire et l’espoir.
Devinant mon intérêt troublé, le bouquiniste s’approcha. « Cet ouvrage vous intéresse ? » s’enquit-il doucement. Je sursautai, surpris par sa présence alors que j’étais reparti à 35 ans et 350 kilomètres de là, vers Beuvillers et mon cerisier préféré, dont le tronc se séparait en trois grosses branches presque identiques. « Pardon ? Euh… oui, ou plutôt non. Enfin peut-être. Il faut le temps qu’il mûrisse » murmurais-je en reposant le vieux livre délicatement. « Mais ce recueil a plus de soixante ans ! » rétorqua-t-il, incrédule et décontenancé. Je m’éloignais à pas lents, freiné par la foule et le reflux de mon enfance. Le verger du cousin Maurice occupait à nouveau toutes mes pensées. Mon cerveau, submergé par un vague à l’âme de fond, cherchait sa barrière de corail oubliée. Je le sentais aussi gonflé qu’une reine-claude ou qu’une cerise de Montmorency. Je venais de comprendre le mouvement naturel des choses et j’essayais d’évaluer ce que j’avais vraiment semé dans ma vie. Ma gourmandise, physique et spirituelle, ne m’avait-elle pas écarté des jardins secrets de ceux que j’avais aimé ? Avais-je jamais pensé à partager le fruit de mes récoltes ?
Ce soir-là, en retrouvant June dans ma petite mansarde parisienne, je me décidai enfin à traverser d’un trait l’inextricable forêt de mes hésitations. June était anglaise. Son prénom évoquait l’été et le mois des cerises, mon fruit préféré. Je ne lui en avais jamais vraiment parlé, mais elle savait qu’elle était l’amour de ma vie. Dès mon retour des quais, elle pressentit une métamorphose. Intuition féminine ? Je lui pris la main, les lèvres et leur pulpe, emmenant le tout vers les miracles de la vie. C’est bon de croquer la pomme sans se soucier des noyaux. Au matin, pour la première fois, je l’ai appelée chérie. Rougissant de plaisir, elle me mordilla l’oreille. Malicieusement, elle susurra : « J’attendais ça depuis si longtemps… Ce mot couvert de ta voix me fait frissonner. Dans tes bras, je ne m’en lasserai jamais. Mais chez moi, en Angleterre, on prononce Cherry… »
Quel beau récit plein de tendresse…
Superbe texte, bien agréable à lire en ce samedi pluvieux… Je regrette de n’avoir pas connu le verger du cousin Maurice pour y jouer avec l’imagination de nos enfances.
On est transporté en dehors du temps et dans un espace qu’on aurait bien aimé connaître. Un peu comme dans un univers à la Marcel Pagnol, sauf qu’on est en Lorraine. On pense aussi à des chansons comme “La maison près de la fontaine” de Nino Ferrer, ou encore “Qui a tué Grand-maman” de Michel Polnareff. Un doux mélange de nostalgie et de sérénité.