TANGO TANGO
Avec les gens, ou avec les choses, il y a parfois des liens étranges, qui nous relient ou se dénouent en de troublants voyages. Masculin-féminin. Singulier-pluriel. Le tango est de celles-ci. Ou de ceux-là.
Buenos Aires ouvre le bal vers 1880. Les émigrants affluent en rêvant de fortune. Solitaires venus d’Italie, d’Espagne, de Pologne, d’Allemagne et paysans d’Amérique du Sud rallient la capitale d’Argentine, alors peuplée d’hommes à 70 % !
Flamenco obsédant, Xango africain ou Candombé dansé par les esclaves noirs, langueurs argentines de Milonga, nuances cubaines de Habanera : chaque nationalité importe son mode de vie et ses traditions musicales. De cette fusion dense, émerge le tango, danse fusionnelle tout à fait insolite.
Au début de son histoire, il est élaboré et exécuté entre hommes, la plupart du temps dans des maisons closes que la bonne société argentine feint d’ignorer… tout en constituant une fidèle partie de leur clientèle ! Dans ces bordels, écoles de danse et de vie, les hommes dansent entre eux, échangent des techniques de guidage, inventent des figures expressives, fougueuses ou lascives, enchaînent la nostalgie d’un passé révolu à l’angoisse d’un futur presque tangible. Ils apprennent entre garçons ce qu’ils proposeront aux filles. Et encore ! Pas à toutes : celles de bonne famille n’ont pas même le droit d’y penser. Le pape Pie X et l’empereur d’Allemagne l’ont interdit !
Les premières à glisser dans les chaloupés canailles sont les beautés peu farouches des cabarets ou des trottoirs de Buenos Aires. Le guapo, le voyou des faubourgs chavire sa prostituée en l’invitant à d’incessants enchaînements sophistiqués, jambes et corps se répondant et s’entremêlant pour séduire, choquer, s’unir. Chacun attise sa vision du couple dans l’inspiration du moment.
« On dit avec les pieds ce que le cœur entend ».
Le tango est une sorte de métaphore sexuelle mais aussi une pensée fragile qui se danse. Paris lui offre une académie, rue de la faisanderie et une connivence unique. 1913 marque l’apogée d’une tangomania pleine de conférences-tango, thés-tangos, matinées-tango, champagne-tango. On en baptise des trains, des chaussures, des canapés, des culottes fendues, une couleur orange vif et un cocktail bière-grenadine qui valse encore dans tous les bistrots français !
En 1928, Carlos Gardel, la voix du tango argentin, fait escale et forte impression à Paris. Celui qui fait “monter le tango des pieds aux lèvres“ et triomphe dans tous les pays courtise une France très réceptive. Mais en 1935, son avion explose au décollage de Bogota. Deuil international. Son testament révèle une identité française : Charles Romuald Gardes, né à Toulouse en 1890, enfant illégitime arrivé en Argentine à trois ans avec sa mère sans le sou.
Certains tangos prennent alors un autre sens. Carlos Gardel ne les interprétait pas. Il les vivait, les voyait avec sa voix, les dansait avec lui-même, comme les premiers tangueros répliquant leurs pas dans le souvenir ou l’attente d’un amour qui là-bas se dit amor. El Zorzal Criollo (la grive de la pampa), comme on le surnommait, n’aimait pas voler. Appréhension prémonitoire. Il préférait chanter et consumer le temps. Mais en espérant quoi ? En attendant qui ?
Au cimetière de Chacaritas, se dresse sa statue. Dans sa main droite, languit une cigarette fumante que les passants renouvellent sans cesse. Le tango, c’est peut-être ça aussi…