SELFISH SELFIES
La première alerte sérieuse remonte à juillet 2014 : 18ème étape du Tour de France, Pau-Hautacam ; le maillot jaune Vincenzo Nibali réalise une ascension fulgurante et s’envole vers sa quatrième victoire d’étape. Une jeune spectatrice aussi sotte que greluche, empiète soudainement sur la chaussée pour prendre un selfie. Dos au coureur italien, elle mésestime sa vitesse. Il percute son bras et le téléphone mobile vole en éclats sur le macadam. Le même type de situation s’est reproduit à proximité de lignes d’arrivée où 200 coureurs arrivaient à bloc et où un abruti se penchait au dessus d’une barrière instable avec un sourire crétin. Tout ça pour un autoportrait débile, très souvent flou ou mal cadré. Le cycliste américain Tejay Van Garderen a parfaitement résumé la pratique : « Un dangereux mélange de stupidité et de vanité ».
Que les footballeurs abreuvent les réseaux sociaux de selfies ou selfilms plus ou moins douteux, passe encore. Ils font tellement de choses incroyables avec leurs pieds qu’on ne peut pas leur reprocher de les mettre dans le plat dès qu’il faut se servir de leur tête. Mais que les délégations sportives officielles de la terre entière donnent le mauvais, le très mauvais exemple, en direct et en mondovision, lors de la cérémonie d’ouverture des JO 2016 à Rio, alors là, non ! Certains se pavanaient en tête de groupe avec leur selfie stick, ou perche à selfie, à bout de bras. Attitude d’autant plus absurde qu’au même moment, des dizaines de caméras les enregistraient sous tous les angles. Et pourquoi pas un pilote de F1 bras tendu par la portière dans la courbe de Sainte Devote à Monaco ? À ce stade, le problème majeur du selfie est qu’il transforme les acteurs en spectateurs et les spectateurs en spectateurs de spectateurs.
À quand la canne du tambour major équipée selfie au défilé du 14 juillet sur les Champs Élysées ? Ceci dit, dans le domaine militaire, la mode du selfie aurait peut-être l’avantage de réduire considérablement les pertes humaines. Trop occupés à s’auto-mitrailler le portrait, canon et baïonnettes en l’air, les troupes au sol seraient beaucoup moins exposées au tirs tendus de l’ennemi.
En revanche, le phénomène s’amplifie de façon terrifiante dans les sports extrêmes comme le wingsuit ou l’escalade à mains nues. Les disciplines étiquetées “no limits” ont leur lot d’irresponsables, qui passent parfois de vie à trépas en immortalisant leur exploit dans un dernier cliché… que leurs familles auront le loisir de plaquer sur leur faire-part de décès ou leur pierre tombale.
Les réseaux sociaux jouent le rôle d’agrandisseur. La pratique du selfie en haute altitude a fait d’Angela Nikolau une star d’instagram. De Moscou à Hong Kong, elle multiplie les inconsciences au sommet de gratte-ciels, ponts ou autres édifices vertigineux. Tout ça pour franchir la barre des 200.000 followers. Mais si c’est le prix qu’elle donne à sa vie…
Les autorités russes ont lancé une campagne intitulée “Les autoportraits peuvent vous coûter la vie” afin d’endiguer cette folie furieuse, mais des dizaines de personnes ne sont déjà plus de ce monde pour pouvoir en prendre connaissance.
Si l’on sait déjà jusqu’où peut aller cette ivresse d’un égocentrisme mortel, on ignore souvent son origine. La première apparition connue du selfie, et son emploi en tant que tel, semble remonter à septembre 2002, en Australie. Son auteur était un jeune homme en état d’ébriété, ce qui ne manque pas d’un certain piquant sur le plan symbolique. Aujourd’hui, il existe de nombreux classements de selfies sur internet, des plus fous aux plus sages, des plus absurdes aux plus dangereux, des plus populaires aux plus sexy. Une nouvelle tendance associe humains et animaux, ce qui rend parfois les situations plus insolites mais non moins scabreuses.
Les partenariats avec les squales font froid dans le dos. Il n’est toutefois pas aisé de multiplier ce type de rencontres, et les zones de drague où croiser ces mangeurs d’hommes aquatiques sont assez limitées en milieu urbain. En revanche, pour ce qui est de la pêche à la selfish morue dans les toilettes dames des restaurants et boîtes de nuit…