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Pandiculez-vous ?
Y-aurait-il un rapport avec l’ancienne pendule du salon, qui dit oui, qui dit non ? Pourriez-vous souhaiter un jour à votre meilleur ennemi d’aller se faire pandiculer ailleurs ? Comment et pourquoi ce verbe intransitif (pandiculer) a-t-il pu si longtemps passer inaperçu en dépit d’une consonance bien particulière ? Certes, son usage essentiellement médical est très peu répandu et le substantif féminin “pandiculation’’ lui est presque toujours préféré. Pandiculer signifie effectuer une pandiculation et chacun a des dizaines, des centaines, voire des milliers de pandiculations à son actif tout au long de son existence.
Mais saperlipopette, qu’est-ce donc à la fin que cette pandiculation ? Abrégeons sur le champ cette cuisante inculture qui laisse trop souvent bouche bée l’ilote en quête de révélation existentielle. La pandiculation est une action semi-volontaire bien spécifique. C’est le mouvement corporel qui consiste à étirer les bras horizontalement ou vers le haut tout en renversant la tête et le tronc en arrière pour accompagner le bâillement. Cette action peut aussi se compléter par le fait d’étendre les jambes et de creuser le dos. Associé au bâillement, cet étirement généralisé des muscles du corps est observé chez l’homme, mais également chez la plupart des animaux. Cela implique une autre question fondamentale : d’où provient le bâillement et comment se propage-t-il ?
Physiologiquement, c’est très simple : intervention de nombreux neurotransmetteurs, rôle central de la dopamine activant la production d’oxytocine par le noyau paraventriculaire de l’hypothalamus, d’où sécrétion cholinergique de l’hippocampe et effet sur les récepteurs muscariniques du larynx et du visage. Ce schéma simplificateur omet toutefois certaines molécules impliquées : glutamate, sérotonine, hormones sexuelles, hypocrétine et autres neuropeptides…
En français courant, le bâillement peut être défini comme une forte contraction musculaire de la face et du diaphragme entrainant une profonde inhalation bouche grande ouverte puis une rapide mais non moins profonde expiration. C’est un comportement réflexe relativement banal, mais qui a suscité de nombreuses interprétations au cours des âges.
Dans l’Antiquité, on pensait que le bâillement permettait l’évacuation de la fièvre, comme une cheminée évacue la fumée. Au Moyen-Âge, on disait que le diable pouvait en profiter pour s’introduire dans le corps, d’où la pratique universelle de placer sa main devant sa bouche lorsque l’on baille. Un de mes bons amis, que son épouse qualifie de vieux pervers, regrette d’ailleurs amèrement cette coutume et se réjouit toujours lorsqu’il surprend une femme en train de bailler à l’improviste. Idées mal placées ? Peut-être pas. Chez de nombreuses espèces, notamment les primates, le bâillement joue un rôle important dans la communication non verbale. Étroitement lié au taux d’hormones androgènes, il est testostérone dépendant. Les mâles dominants macaques, par exemple, baillent beaucoup avant et après l’accouplement. Une fois castrés, ils ne bâillent plus ! L’épouse de mon ami m’a demandé si les mêmes observations avaient été réalisées à propos du ronflement. J’ai confessé mon ignorance à ce sujet, au grand soulagement de mon vieil ami.
Reste qu’un visage féminin bâillant à bouche que veux-tu demeure esthétiquement aléatoire. On a beau s’appeler Gisele Bundchen, Eva Longoria, Heather Locklear, Carla Bruni, Reese Witherspoon, Kim Kardashian, Marisa Tomei ou Meg Ryan, on s’en tire rarement à son avantage. Bâille-bye raffinements et prétendants…
Homme ou animal, on sait que tout le monde baille. L’échographie fœtale pointe aisément le bâillement, tout comme le sourire. Il y aurait même des liens entre succion et bâillement. Une constante : les mâles bâillent plus souvent que les femelles. La fréquence augmente avec l’apparition des caractères sexuels secondaires (descente testiculaire, croissance des canines). Après des situations de conflits ou de sexualité, on observe des “bâillements d’émotivité”, déclenchés par une tension psychologique. Autre constation primordiale : le bâillement est plus fréquent chez les individus en groupe. La chauve souris bâille dans des interactions sociales proches de celles des primates. Les cétacés (béluga, orque), connus pour ne dormir que d’un hémisphère à la fois sont abonnés à la bâille. Exception de taille : la girafe. Elle ne bâille pas et dort très peu.
Une caractéristique intrigante du bâillement est sa contagiosité. Quelqu’un se met à bâiller, le réflexe se propage rapidement au groupe. Un bon bâilleur, dit le dicton, en fait bâiller au moins sept ! En 2005, alors que je travaillais à Pink tv, je m’étais risquée à une petite expérience en plateau. Ma chronique du jour traitait justement du bâillement et de sa transmission au sein d’un groupe humain. Devant intervenir en milieu d’émission, j’avais passé la première demi-heure à bâiller et pandiculer tout mon sôul face au public, afin que celui-ci fournisse, le moment venu, l’illustration vivante de mon propos en direct. Il s’agissait d’un auditoire restreint, une soixantaine de personnes tout au plus, et d’un petit studio très convivial. Le stratagème fonctionna au delà de mes espérances. Vingt minutes à peine après le début de mon exhibition, les trois quarts des personnes présentes se décrochaient régulièrement la mâchoire, tant et si bien que le réalisateur ne savait plus où donner des caméras, soucieux d’éviter les arrière-plans soporifiques. Il est d’ailleurs fort probable qu’une partie des téléspectateurs fut alors contaminée à travers le petit écran. Lors de la pause pub, une productrice étriquée et outrecuidante (double pléonasme ?) vint me demander si j’avais perdu la tête et si je voulais saboter la quotidienne ! Contrairement à son corsage qui n’avait pourtant pas grand chose à offrir, elle, n’était pas du tout encline au bâillement. À son insu, elle confirma les conclusions de nombreux psycho-sociologues sur la transmissibilité du bâillement. Cet acte communicatif touche 75 % de la population humaine, quelle que soit son origine ethnique, son âge ou son milieu socio-culturel. La vue est un facteur stimulant, mais pas essentiel puisque les aveugles sont sensibles à la contagiosité du bâillement. Cette échopraxie, ou échokinésie, est fascinante car elle met en jeu plusieurs lobes du cerveau ainsi que le tronc cérébral et le diencéphale. Autrement dit, c’est bien l’ensemble de la substance grise qui est concerné. Des tests psychologiques ont montré que les sujets y sont d’autant plus sensibles qu’ils sont capables d’empathie (capacité à éprouver ce que ressent l’autre, à se mettre à sa place). Cet acte de réplication est davantage marqué chez les gens doués pour développer des liens sociaux. Une étude récente a mis en évidence un corolaire révélateur : la propagation du bâillement est plus élevée en réponse à des parents, puis des amis, puis des connaissances, et enfin des étrangers. Les productrices, à l’instar des huissiers et des banquiers, viennent en queue de peloton. Juste avant les girafes.
Étymologiquement, bâiller vient du vieux français baailler dont l’origine latine ‘’bataculare’’ signifie être béant, ouvert. Une robe, un godasse ou une porte bâillent, bien que ne sachant toutes trois ni respirer ni s’étirer. Bâiller aux corneilles peut paraître méprisant envers des oiseaux doués d’une intelligence certaine, mais il faut savoir qu’au XVI° siècle, ce terme désignait aussi et surtout des objets insignifiants, sans importance.
Au cours des deux derniers siècles, les travaux scientifiques et les ouvrages consacrés au bâillement se sont multipliés et affinés. Ce mécanisme à la fois anodin et complexe n’a pas fini d’éveiller les curiosités et de diversifier les recherches. Plus celles-ci progressent et plus il apparaît que ce phénomène joue sur plusieurs formes et plusieurs fonctions. Une hypothèse intéressante assimile le bâillement à une masturbation réflexe du cerveau en vue d’évacuer une tension et resynchroniser nos états d’éveil ! Ce réflexe très ancien, avec étirements musculaires et même érections à la clé, agirait donc comme une sorte de ré-initialisation ponctuelle, à la manière d’une page d’ordinateur que l’on rafraîchit de temps à autre. Le disque dur humain qu’est le cortex a donc besoin de cette mise à jour régulière lors de certaines phases de son fonctionnement. En 2016, une étude scientifique fondée sur l’analyse d’enregistrements vidéo de bâillements chez une trentaine de mammifères d’espèces différentes a mis évidence que moins un cortex est riche en neurones (plus le cerveau est petit) et plus la durée de bâillement est courte.
Mais quittons les sciences pour les sens. Moindre audition, paupières fermées, sensation de plénitude corporelle, relative perte de contact avec l’environnement… le bâillement est souvent perçu comme une petite jouissance, une sensation de bien-être fugace, étalée sur une dizaine de secondes à peine. On aimerait le prolonger tout en sentant, tout en pressentant que plus serait trop. Alors, on profite sans vergogne de cette récréation autorisée, ou plutôt tolérée, en toutes circonstances. Ou presque. Se laisser aller outre mesure peut quelquefois devenir scabreux. Il y a une dizaine d’années, un juré américain fut condamné à une amende de 1000 dollars pour avoir émis un bâillement sonore lors d’un procès pour meurtre. Le bâillon de la sanction financière.
À l’approche du point final, je me rends compte que l’écriture et la mise en page de cet article produit un effet “bâillogène’’ indéniable sur son auteur. M’étonnant un bref instant de m’en étonner, j’en viens à la conclusion logique qu’il pouvait difficilement en être autrement. Et contrairement à mes confrères et consœurs – hommes, femmes et trans de lettres – déclencher le bâillement intempestif du lecteur me procure ici une satisfaction considérable. C’est l’assurance et la confirmation d’avoir affaire à des personnes sensibles et sociables. Bâillons et pandiculons donc tous de concert !
Finalement, et paradoxalement, bâiller est synonyme d’activité. Une fois enclenché, le phénomène peut être modulé par notre volonté, mais ne peut être arrêté. Le bâillement est un complice malicieux et facétieux. C’est un bail sans cesse renouvelé, un bail emphytéotique avec la vie, avec l’envie. Celle de toujours rester éveillé.