TENUE DE ROUTE

AUTO  COLLANTE


C’était un premier mai comme les autres à Paris, sur le parcours République-Bastille-Nation. Enfin, presque comme les autres, dans ce triangle des bermudas manifestant bruyamment à l’occasion de la fête internationale des travailleurs : 80.000 selon les syndicats et 30.000 selon la police. La réalité devait donc se situer à mi-chemin, soit environ 50.000 personnes battant le pavé au rythme de mots d’ordre, de chansons et de slogans surannés. En ce jour férié et par crainte de débordements, bon nombre de commerçants avaient fermé boutique et tiré les rideaux métalliques de leurs négoces tout au long de cet itinéraire traditionnellement réservé aux manifestations. Toutefois, boulevard Beaumarchais, une présence insolite ne manqua pas d’attirer l’attention.

Une Porsche décapotable de couleur noire était restée garée sur le trajet du défilé de ce 1er mai 2017. Oubli déraisonnable, empêchement de dernière minute ou désinvolture kamikaze ? Ce fut de toute façon la bien mauvaise idée de la journée. Encore immaculé au passage des premiers rangs, le cabriolet s’est progressivement couvert d’une myriade d’autocollants, flyers et prospectus revendicatifs, à dominante CGT et France Insoumise.





Les nombreux papillons de couleurs vives se sont rapidement agglutinés sur la carrosserie noire, accentuant un contraste surréaliste et incitant les passants à photographier le bolide, quasiment devenu œuvre d’art. De street art. Le problème, avec ce genre de phénomène, réside dans son aspect exponentiel. Chaque nouvel arrivant invitait le suivant à venir prendre place à ses côtés. Il ne s’agissait pas de copier-coller mais de colleurs copieurs. L’effet de groupe a opéré jusqu’à la fin de l’après-midi et de la manif. Certains cherchaient désespérément dans leurs poches un dernier adhésif, comme s’ils voulaient à tout prix venir apposer leur signature impersonnelle sur le livre d’or de l’événement. D’autres hochaient la tête en signe de désapprobation, se mettant sans doute à la place du propriétaire et imaginant leur déconvenue si pareille mésaventure leur arrivait un jour.

Des discussions s’improvisaient régulièrement autour du véhicule. Il y avait les partisans purs et durs du tant pis pour lui, arguant que le conducteur d’une telle voiture, dite de course, avait les moyens de remédier à tous ses problèmes et que le fait de laisser sa Porsche à cet endroit relevait de la provocation. Il y avait les défenseurs des belles voitures et de la thèse que le conducteur de la Porsche n’était peut-être pas aussi fortuné qu’on pouvait le penser de prime abord, ni aussi insensible aux problèmes des travailleurs défavorisés. Ils pointaient également une certaine lâcheté de la meute qui s’acharne sur une victime isolée et qui juge uniquement selon les apparences. Ces débats étaient essentiellement masculins. Côté féminin, les selfies avec la décapotable en arrière plan ou les clichés de la voiture elle-même demeuraient majoritaires.


Bien plus tard dans la nuit, ainsi que le lendemain, la controverse se poursuivit sur les réseaux sociaux. Des arguments similaires, agrémentés de quelques variantes, furent échangés en même temps que les photographies de la Porsche customisée manif du 1er mai accomplissaient leur folle farandole sur internet. Néanmoins, des informations nouvelles ou des tournures humoristiques vinrent nuancer la polémique de façon peu banale.

Extraits :

  • – Et les gens s’amusent de ça ? Vous êtes tous consternants !
    – Faut rien décoller ! Sa caisse est une star maintenant ! Sa valeur a du quintupler ; il peut se faire un joli bénéf sur LeBonCoin, je pense…
    – En tout cas, il est pas près de voter Mélenchon, celui-là.
    – Ça respire la petite haine ordinaire ; pas très brillant.
    – En vrai, c’est un putain de style, n’empêche !

  • – Lol ! En plus, c’est une Boxter : la Porsche du pauvre. Aucun sens du capitalisme, ces gens de gauche.
    – Oui, ma Smart coûte plus cher. Donc, ça ne valait pas le coup.
    – Euh… Le mec a peut-être durement bossé pour se payer cette caisse.
    – J’en sais rien. T’en sais Rien. On ne le saura probablement jamais. Pas malin de toute façon de laisser sa caisse à cet endroit un premier mai.
    – Perso, j’aurais quand même pas fait ça…
    – Il payera un mec pour tout décoller et ça fera fonctionner l’économie : rien ne se perd.
    – Ça lui fait surtout une voiture unique. Je serais lui, je garderais les autocollants. Sa Porsche a de la gueule maintenant !

  • – Que les gens sont cons !
    – Quoi ? Il a un modèle unique et il n’est pas content !
    – Ces néo-bourgeois n’ont aucune classe !
    – Et la Porsche rit !!!

  • – Y’a des ouvriers qui bossent au black tous les week-ends et qui se payent les mêmes.
    – Si ça se trouve, il manifestait…
    – Il a eu son moment de célébrité. Pour le reste, dégrader, c’est pas top.
    – Suffit d’aller coller quelques autocollants Porsche sur les portes vitrées de la CGT à Montreuil et l’humour sera gagnant !

 

On ne sait pas vraiment qui peut être gagnant dans cette affaire, si ce n’est effectivement l’humour. La connerie est humaine et qu’on le cherche ou non, nous en sommes tour à tour victimes et bourreaux. On rit toujours au dépens des autres, mais si l’humour vient souvent se greffer sur les gros ou les petits déboires de chacun, ce n’est pas forcément pour en rajouter une couche et jeter de l’huile sur le feu. Au contraire, cela peut agir comme un antiseptique ou un moindre mal. Dans le cas présent, la Porsche a certes subi les outrages d’une meute de stickers invasifs. Ils se sont acharné sur sa belle carlingue comme une bande de racailles se serait rué sur une top modèle égarée dans une cave d’immeuble désaffecté. Mais, tout compte fait, le pire n’a-t-il pas été évité ? L’apparente humiliation du propriétaire supposé aisé à travers sa voiture présumée de luxe n’est finalement que très superficielle. Rien de commun avec ce que subissent de pauvres gens qui, chaque année, pour des raisons qui échappent à l’entendement, voient leurs voitures (qui sont davantage un outil de travail qu’un signe de richesse extérieur) vandalisées et incendiées au nom d’on ne sait quelles résurgences barbares. En ce premier mai, fête du muguet, il a sans doute mieux valu que le premier manifestant énervé croisant la route de la Porsche ait eu l’idée de l’encoller plutôt que de l’érafler ou de la bosseler.  On imagine le résultat s’il s’était avisé de lui jeter la première pierre… À tout prendre, l’auto collée n’était pas une si mauvaise option. Elle a embarqué tout le monde sur une fausse piste, plus carrossable que cabossable.  Après tout, le propre d’un adhérent discipliné n’est-il pas d’adhérer ?

Et de lever le doigt avant de s’exprimer…

 

 

 

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