ANTHROPONYME OU ANTONOMASE ?
…
Avant de devenir des noms communs, certains mots étaient des noms propres, figurant des personnages originaux. Les spécialistes de la langue française parlent d’anthroponymes et les linguistes désignent ce type de création par le terme antonomase. Ça peut toujours servir pour faire la maline au beau milieu d’une conversation mondaine. Plutôt que de se lancer dans un développement stylistique aléatoire, renouer avec des personnalités oubliées dont nous utilisons le nom communément m’est apparu comme une sorte de justice rendue à ces César qui n’ont jamais reçu leurs oscars. Une vingtaine de ces identités fort remarquables est donc livrée ci-dessous.
Akadêmos, qui donna académie, était le riche propriétaire de magnifiques jardins, un peu comme les Tuileries, où Platon enseigna à la mort de son maître Socrate, accusé de corrompre la jeunesse dans le corps et l’esprit.
Bougres, de Bulgares : hérétiques des Balkans du Moyen-Age, niant le mariage et accusés d’homosexualité subversive, produisit le féminin bougresse, encore plus malicieux et provocateur.
Lord Cardigan, dandy anglais, glorieux militaire, chouchou de la reine Victoria, pointilleux comme personne sur sa tenue et celle de ses troupes, se fit confectionnner cet adorable petite veste en laine boutonnée au ras du cou ! On aurait pu l’associer au comte de Cadogan, promoteur du catogan, ce délicieux petit nœud ou ruban destiné à maintenir les cheveux attachés derrière la tête, qui suplanta sous Louis XV les perruques dites à marteaux. De Mozart à Lagerfeld en passant par Milène Farmer, Ibrahimovic ou le beauf de Cabu de nombreuses variations ont suivi avec plus ou moins de bonheur.
Diesel, prénom Rudolf, ingénieur allemand, inventeur du fameux moteur, croyant en l’esperanto, comme Eiffel, Einstein, Lumière et Nobel. Il disparut mystérieusement le 30 septembre 1913, lors d’une traversée de la Mer du Nord en paquebot à vapeur alors qu’il imaginait le remplacement du pétrole par des huiles végétales dans un souci altruiste et écologique. À l’aube de la première guerre mondiale, la promotion des nouvelles énergies était déjà périlleuse.
Espiègle comme Till Eulenspiegel, héros populaire d’Allemagne, vif et modeste paysan ridiculisant les nobles hypocrites et les bourgeois trop enclins à de nombreuses discriminations.
Frangipane, tel le marquis de Frangipani, noble italien, concepteur d’un parfum à base d’amandes dont il imprégnait ses gants. La crème du même nom gagna plusieurs titres de noblesse en devenant l’élément premier de la galette des Rois.
Hermaphrodite, évidemment, fils d’Aphrodite, déesse de la beauté, et d’Hermès, messager des dieux. Charmée puis repoussée, la naïade Salmacis le piègea dans les eaux d’un lac en implorant les dieux de réunir leurs deux corps à jamais, d’où l’émergence du sens actuel d’individu bisexué.
Jacinthe (Hyacinthe), ambigu compagnon de jeu d’Apollon, mortellement blessé par un lancer de disque du dieu de la beauté et de la lumière : une fleur étrange perla de l’herbe maculée de son sang.
Laius (grec Laios), comme le discours, était le roi de Thèbes, assumant la double paternité d’Œdipe et de la pédérastie, ayant enlevé le fils de Pélops, dont il était tombé éperdument amoureux. Revenu à Thèbes pour se marier à Jocaste, il eût le fils incestueux et parricide, fondateur du mythe essentiel cher à Freud.
Madeleine, exquis petit gateau sucré à pate molle, baptisé du prénom de Madeleine Paumier, soubrette de la marquise Perrotin de Barmond, improvisée cuisinière de Stanislas Leszczynski, roi de Pologne déchu, devenu Duc de Lorraine. Un certain Marcel Proust en fit par la suite un usage émotionnel déraisonnable.
Nickel, dérivé de Nikolaus (Père Noël – Santa Klaus), avant d’être un métal argenté, était un petit lutin insupportable, sabotant le travail des mineurs, comme son grand frère, le méchant Kobold (cobalt) adorant transformer le bon minerai en matériau impur.
Onan, qui enfanta l’onanisme, synonyme de masturbation, était le fils de Juda et devait féconder la sœur de son frère défunt. Refusant la loi judaïque, il se “souillait à terre“ (c’est l’expression biblique) pour ne pas s’exécuter. Sa punition divine fut la mort, en deux mots, au lieu d’un seul.
Pipelette, comme Monsieur Pipelet, portier immortalisé par Eugène Sue dans les “Mystères de Paris“ : « Momentanément absent, représentée par madame Pipelet ». Synonyme amusant de concierge aimant le commérage. À ne pas confondre avec Mégère, son double négatif issu de la mythologie grecque et représentant une des Érinyes, divinités infernales et persécutrices faisant naître haine, vengeance, jalousie, envie…
Poubelle provient du nom de son inventeur éponyme, le préfet de Seine Eugène René Poubelle, qui signa en mars 1884 un arrêté préfectoral imposant ce que l’on appelait avant boîtes à ordures afin de lutter contre l’entassement des déchets de toutes sortes dans les rues de Paris.
Le baron Raglan, commandant britannique, adapta, après Waterloo, les manches de son manteau de façon à dissimuler son bras amputé. Ses troupes l’imitèrent et ce style se propagea bien au delà de la Manche.
John Montaigu, comte de Sandwich, amiral anglais dévoré par la passion du jeu, ne tolérait plus de quitter la table de jeu pour se restaurer. Son cuisinier inventa alors un mode de repas sommaire qui fit le tour du monde avant de désigner également un entre-deux choses ou entre-deux personnes relevant d’un jeu ou d’un appétit tout aussi prenant !
Cette petite liste n’est évidemment pas exhaustive. Elle appelle d’autres compilations, que nous tenterons ultérieurement, en hommage à ces noms qui sont entrés dans le dictionnaire mais ne figurent plus dans le bottin. Tiens, au fait, on allait l’oublier celui-là :
Bottin Sébastien (1764-1853) : administrateur et statisticien français, accessoirement prêtre sous Louis XVI puis secrétaire général de préfecture durant la révolution française ! Il rédigea les premiers répertoires professionnels. Par la suite, son nom fut déposé comme marque commerciale, puis largement diffusé en tant qu’annuaire et intégré dans le langage courant. Ce qui n’empêcha pas le pauvre Sébastien, criblé de dettes, de mourir dans l’anonymat et l’indifférence la plus totale.