6 – 25 – 6
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Le réveil était réglé sur 6:26. Je devais être sur pied de bonne heure ce lundi matin et j’avais placé mon téléphone loin du lit pour être obligée de me lever dès les premiers décibels de la sonnerie. Je ne voulais pas risquer de me rendormir après l’avoir éteint d’une main somnambule. C’était sans compter un rêve étrange, rêve qui déverrouilla mes paupières à 6:25 très exactement.
Ce n’était pas un cauchemar mais ce n’était pas un songe très agréable non plus. Deux hommes en uniforme et aux cheveux longs se toisaient bizarrement. Impossible de ne pas reconnaître instantanément le plus brillant. Était-ce vraiment lui ou était-ce un sosie ? Il avait davantage de galons et de boutons dorés que son vis-à-vis mais semblait un peu démuni devant lui. Ses gestes étaient lents, inhibés, ralentis, comme si le chanteur était endormi, lui aussi, avec des étoiles plein les yeux mais plus assez de temps pour les attraper. L’autre était plus inquiétant, peut-être pas totalement méchant, mais probablement pas très gentil. Les bras croisés sur sa poitrine, l’air impassible, la moustache austère, il semblait regarder dans le vide, bien au delà de leur rencontre. Ses gants à lui n’étaient pas des mitaines. Était-il capitaine ? J’avais l’impression de l’avoir déjà vu sans réellement le connaître. Officier sudiste ? Rintintin ? Film à la John Wayne ? Mon cortex avait censuré les dernières images pour passer directement à la séquence suivante.
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Je ne perdais pas au change, sur le pont des étoiles aux anges. Tout recommençait avec une créature de rêve vaguement familière, émergeant des années 1970/1980. Sa silhouette et son brushing impeccables me replongeaient dans un océan nostalgique presque adolescent. C’étaient un fantasme et une réalité qui venaient me revisiter sans le moindre écran. Je les regardais voguer devant mes yeux sans pouvoir prononcer une parole. J’aurais aimé parler mais un bâillon invisible muselait jusqu’à mon silence. Aucune expression ne m’était permise. Je naviguais dans un monde sans voix, sans sons, hypnotisé par les reflets et les ondulations de ses cheveux. Et me faisait chavirer cette jolie fossette à la pointe du menton. Les variations de son sourire étaient infinies mais pas éternelles. Je sentais, je savais qu’elles allaient disparaître, comme dans un film où tout s’accélère et se renverse, juste avant la fin d’un drôle de drame. Très calme, dans un lac, la belle dame s’enfonça doucement.
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Un lac ou une rizière ? Une rizière ou une rivière ? Ou un fleuve qui se jette dans la mer, et la mer qui embrasse l’océan, qui l’enlace avec ses bras de mer. Et avec des oiseaux tout autour. Des mouettes, des goélands, des pélicans, des fous de Bassan… et des albatros. Beaucoup d’albatros, avec leurs ailes de géant. Ils tournaient les pages d’un livre à scandale devenu livre d’école. L’instituteur avait la tête d’un commandant au béret rouge, un descendant d’Ulysse qui aurait apprivoisé Calypso, et s’en serait allé vivre le reste de son âge toujours à l’abordage. Tu parles, Charles ! Tout s’est dissipé d’un coup, en sabordant mes écoutilles oculaires.
Mon réveil me sursauta à 6:25 ce lundi 25 juin. Un peu plus tard dans l’après-midi, ma planche de web surf m’échoua sur l’éphéméride de la journée. À la page disparitions figuraient Jacques-Yves Cousteau (25 juin 1997), Farrah Fawcett et Michael Jackson (25 juin 2009). À la page événement historique, était retracée la bataille de Little Bighorn (25 juin 1876) avec l’une des rares grandes victoires indiennes d’Amérique du nord, remportée par une coalition de Cheyennes et de Sioux, face aux troupes du général Custer. Et la page naissance voyait éclore les Fleurs du Mal, recueil de poèmes de toute une vie, signé Charles Baudelaire et publié pour la première fois le 25 juin 1857. Un minute d’avance à ma boussole temporelle et mon horloge biologique m’avait tapé sur le système temporal. J’avais perdu 60 secondes de sommeil, mais pour rien au monde, je n’aurais cédé cette minute à mon réveil.
6:25 – 25/6