SORTILÈGE D’ARRIÈRE-SAISON
C’était un dimanche étrange, tout à la fin de la première septaine d’octobre. Rodemack, petite cité médiévale à l’est de l’est de la France, accueillait la Fête de la Sorcière en son domaine de la Maison des Baillis. Un ciel de plomb et une lumière étain, alchimie d’automne qui transforme l’or passé de l’été en l’argent de l’hiver prochain, servait d’écrin temporel à cet événement. Nous étions à deux pas du pays des trois frontières où l’histoire joue à saute-mouton avec la géographie, à cheval entre la France, le Luxembourg et l’Allemagne…
Sachant que je passais par ma Lorraine natale ce dernier week-end, ma sœur cadette qui, malgré des aptitudes initiales certaines, avait depuis longtemps laissé au rencart ses velléités de sorcière, me proposa une virée envoutante par delà les remparts rodemackois. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous arrivâmes sur place en même temps qu’un noroît aussi indécis qu’inquiétant. Je jetai un regard oblique au lavoir dans lequel je faillis être noyée en 1558, après avoir estourbi un spadassin du duc de Guise. Il faisait nuit noire et, à l’époque, je n’avais dû mon salut qu’à l’intrépide Nicolas de la Hulotte, un maître fauconnier amoureux fou de la sauvageonne que j’étais. C’est lui qui avait fait disparaître le corps de mon agresseur en l’éparpillant dans les étangs de Gavisse. Les brochets ne furent jamais aussi gras que cette année-là. Les vies antérieures nous rappellent parfois de bien curieux détails.
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Soudain, une ritournelle familière vînt me chatouiller les esgourdes par la dextre puis par la sénestre. J’avisai alors, en place des Baillis, quelques joyeux ménestrels, que l’on me désigna comme plaisants compagnons du Graoulish Barden. Ils donnaient l’aubade à une longue rangée de curieux personnages se languissant de pénétrer en un courtil où les sorcières devaient, parait-il, être célébrées de 10 heures à 19 heures. Au su et au vu d’une plèbe enjouée, visiblement sympathisante et galvanisante ! Que n’était-elle là, cette foule supportrice des sorcières, en ce funeste jour de l’an 1193, qui vit ma douce amie Héloïse se jeter de la plus haute tour du château pour échapper au bucher. Et à la double accusation de faiseuse de philtres d’amour et tireuse de feu diabolique. C’était au temps où le seigneur Arnoux 1er léchait les chausses du comte de Luxembourg, après avoir usurpé les biens des abbés d’Echternach et fait construire une forteresse féodale qu’il n’emporta pas en enfer. Si seulement il voyait ce que l’on y fête aujourd’hui… Je décidai de capturer quelques images pour les lui montrer lors d’un prochain voyage extra-corporel. On se mitonne les petites vengeances que l’on peut.
J’observai et écoutai un temps les troubadours du crû 2018, tout en recueillant les remarques et propos des badauds environnants. Apparemment, une Silmariën avait beaucoup impressionné par ses performances de feux, de danse et de harpe celtique. Un petit groupe prolongeait la conférence du jour, intitulée “La vérité sur les sorcières”, et commentait l’adaptation théâtrale du Chat Noir d’Edgar Allan Poe. Plus loin, il était question des évanescences d’une conteuse nommée Albane et des muscles saillants d’un forgeron de la Comté. Parents et enfants, parfois difficiles à distinguer dans leurs logorrhées communes, baragouinaient origami, hypnose, légendes et tarots, maquillages et tatouages, pierres précieuses et bijoux magnétiques, elfes et fantômes, pâtisseries maison et potions magiques… Entre rires sonores et considérations sérieuses, saupoudrées d’apparitions fantastiques, certaines appellations insolites s’entêtaient à venir ricocher entre mon occipital et mon temporal droit : Jack et Sirius, L’Antre du Corbeau… Mister Asticot !
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Ma fille Morgane, c’est son vrai prénom, était ravie d’assister à ces festivités en simultané. Nul besoin de les lui raconter. Par télépathie, je lui transmettais images et vibrations en temps réel lorsque des ondes perturbatrices vinrent brouiller notre connexion Lutèce-Rodemack. Certains flux négatifs implosaient dans des véhicules quittant le village. Les interférences se propageaient sur la grande toile d’araignée des réseaux dits sociaux. Des messages hostiles et des témoignages fielleux venaient ternir les réjouissances de ce dimanche pour l’unique raison que l’événement et ses organisateurs avaient été victimes de leur succès. Le principal lieu d’accueil était rapidement arrivé à saturation. Prévu pour 500 personnes, il avait dû faire face à une affluence de plus de 2000 visiteurs, venus de France, d’Allemagne et du Luxembourg. Fatalement la file d’attente et la liste des mécontents s’étaient allongées. D’aucuns, bien que déçus, s’étaient montrés indulgents et compréhensifs. Une première édition, cette manifestation en était une, comporte toujours son lot d’aléas et de tâtonnements. D’autres ne décoléraient pas d’avoir dû rebrousser chemin. Tout y passait : le prix des entrées, les couacs de l’organisation, les enfants désenchantés, les chiens non admis dans l’enceinte du festival, etc, etc… Une véritable chasse aux sorcières de Rodemack fut lancée via Facebook, preuve que les procès en place publique ont simplement changé d’ère. Ils n’ont pas changé d’ânes. Toujours ces mêmes âmes sombres, excessivement promptes à tracter les choses du côté obscur, et des tempéraments gris aptes à les suivre par principe, pour le plaisir ou l’illusion de déconstruire. Ces réactions disproportionnées, virant parfois de l’intolérance à l’insulte, ont rallié des dénigreurs professionnels qui ne s’étaient même pas déplacés et s’en sont félicités, poussant l’imbécilité jusqu’à affirmer qu’ils feraient de même l’année prochaine ! Les foldingos… ils ignorent ce qu’il en coûte de vouloir jeter un mauvais sort à une confrérie de sorcières.
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En d’autres temps, ces rabats-joie auraient pu finir dévorés par les loups en forêt de Frisange ou rongés par les vers dans les basses fosses d’Hesperange. Je préférais me départir bien vite de ces pensées parasites et rejoindre mon cercle vertueux. Bien que travestie en banal moldu du dimanche, je surveillai mes arrières. Un féticheur fétichiste eut pu se piquer de démasquer Brigitte Boréale en ce crépuscule lorrain un tantinet turbulent. Des nuages mystérieux devenaient presque menaçants. Avant de repartir, nous vérifiâmes nos balais… d’essuie-glace. « T’inquiète. Tout baigne ! » me lança Morgane par delà les plaines de Champagne-Ardenne, la forêt d’Argonne, les vallées de Meuse et Moselle.
Sur la route du retour vers Thionville, me revînt en mémoire une pensée de Confucius : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi, ceux qui voudraient faire la même chose, ceux qui voulaient le contraire, et l’immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire ».
Bonsoir. Je n’ai pas tout compris. À relire, peut-être avec la suite….. . Et “noroît” …..??
Le noroit est un vent venant du nord-ouest…
J’adore ! quelle belle prose ! Bravo!
Merci c’est très gentil… Le maquillage est aussi un art de la métamorphose… littéralement envoutant, pour ne pas dire ensorcelant !
Toujours une aussi belle plume alliant passé et présent .Que te dire de plus que félicitations .
Merci beaucoup, mais le sujet était source d’inspiration. Une modeste association qui se démène pour faire revivre des choses intéressantes au travers d’un petit village lorrain… Cela doit te rappeler quelques souvenirs également, non ?
Je repense parfois aux initiatives et aux réalisations de la Concorde en ces temps bénis, vécus et partagés à Beuvillers…
Bonjour. Voilà, j’ai bien relu ce très joli article. Toujours bien ciselés, tes écrits m’ont transporté dans ces ancestrales histoires. Bien entendu, on y retrouve aussi la récurrente bêtise de nos contemporains. Le mot veut déjà tout dire. Ce voyage dans le temps m’a beaucoup plu et j’attend, bien sûr, les prochains avec délectation