ESPOIRS SANS PAROLES
Le siège en cuir noir ronronna en épousant les formes parfaites de la jeune divorcée. Elle était montée dans la voiture sans prononcer un mot. Elle n’avait pas bouclé sa ceinture de sécurité et avait déconnecté l’ordinateur de bord pour ne pas avoir à supporter ses réprimandes lancinantes. La Porsche émit deux ou trois rugissements d’élégance puis avala la longue ligne droite comme une bille que l’on fait rouler sur les cordes d’une guitare. Les feux rouges évanouis, la résonance demeura un court instant suspendue. Plus rien. Derrière ses pompes à essence, Jo imagina la lueur tiède de l’autoradio et ses reflets crissant sur le nylon fumé des deux longues jambes fuselées. Le bracelet cheville à droite, ça voulait dire quoi déjà ?
Bah… de toute façon, il n’appréciait que modérément ce genre de bijou : la crainte de s’y accrocher, de s’y ridiculiser à la moindre exploration. Mais Dieu que les Allemandes savaient être belles.
Jo regarda son chien cocker et esquissa un pas de samba. Avec un petit encouragement de ses amis, on peut toujours s’en tirer. Soupir du chien. Récidive de l’homme, scandée par un sifflement poussif. Siffloter n’était pas son fort ; il n’avait jamais eu de coffre. Il persista pourtant quelques minutes encore. Il fallait bien meubler l’ennui qui retombait avec la poussière de ces invariables sillages nocturnes. En s’estompant progressivement, chaque feulement mécanique calaminait un peu plus ses moto-neurones. Rien d’étonnant, dès lors qu’une telle comète vînt à passer, qu’il décompressât immédiatement et oubliât toutes ses reprises problématiques. Une comète ; c’en était une, incontestablement. Hâlée, fulgurante, mystérieuse, inespérée. Bill n’en croirait pas un mot. De toute façon, il ne lui en parlerait jamais.
…
One o’clock, two o’clock ? Four ? Quelle heure pouvait-il bien être ? Presque indue, pas encore fatidique. Et pas le moindre morceau de rock à extirper de cette radio-bocal. « Je ne te sens pas très chaud, chien ! » lança Jo au cocker, et en anglais. Second soupir de l’animal qui n’appréciait guère les calembours trop faits. De plus, il ne s’appelait pas chien mais George. Pourquoi George, direz-vous ? Parce que pas Harry, le prénom dont sa mère voulait d’abord l’affubler. Son chasseur de père, qui avait le flair musical, s’était interposé avec véhémence : « Il s’appellera George. Harry sonne comme un setter gordon… ou anglais, c’est la même chose. Je ne tiens pas à ce qu’il aille hurler “Hey Bulldog” sur les quais de Liverpool dès qu’il sera en âge de traquer le scarabée ! »
« Bande de bâtards ! » hurla Jo en direction de la nationale déserte. D’ordinaire, après le super, c’étaient les clients qui aboyaient après lui. Ils trouvaient toujours une bonne raison : le pare-brise, l’huile, les freins, l’eau, la batterie, la chaleur ou la cuisine douteuse du dernier resto minable de la ville précédente. Bref, il y avait toujours un os, et derrière le volant, les plus petits n’étaient pas les moins méchants. Quelquefois, on eût dit que les grognements redoublaient selon les bâillements du portefeuille et la déglutition d’un billet de vingt dollars. Mais dès qu’ils avaient les pneus tournés, Jo leur rendait leurs insultes au centuple. Voire un peu plus. Il se défoulait à gueule-joie. Ces incartades verbales, il ne se les autorisait qu’en pleine solitude, ou presque. Seul témoin de ses emportements gutturauques, le chien faisait semblant de continuer à somnoler. Il savait que son maître n’avait rien d’un brutus, même si parfois, il eût aimé ressembler à ces mister muscle, ces body-bull-mastiff, qui se pavanent fièrement sur la plage. Inutile de montrer les crocs pour se faire respecter. Un seul regard suivi d’un battement des dorsaux, et le tour est joué. Un seul rencard précédé d’un tressaillement des pectoraux et il ne reste plus qu’à prendre place à côté d’une femelle pédigrégée, ou pédigrugée selon la suite des événements. Mais pour Jo, c’était tout le contraire. Il avait compris très tôt que le respect naissait du silence. Comme il n’avait pas les moyens physiques d’imposer le silence par la force, il le suggérait par le mystère. Il soignait son apparence énigmatique et ne parlait presque jamais. Les amis rarissimes qui avaient l’insigne privilège de converser sporadiquement avec lui accentuaient encore le phénomène en colportant partout qu’ils n’avaient jamais connu quelqu’un d’aussi secret. Eux-mêmes, figurant pourtant au rang de ses intimes, devaient insister des heures entières pour lui extorquer l’événement de quelques mots. Quant aux étrangers, ce n’était même pas la peine d’y penser. Aucun n’avait pu entendre le son de sa voix. La plupart pensait d’ailleurs qu’il était sourd et muet. Certains s’adressaient à lui en mimant leurs phrases par des gestuelles grotesques. Paradoxalement, la gent féminine était très réceptive à ce charme aphasique. Elle appréciait sa beauté silencieuse et ses canineries câlines. Là aussi, le bouche à oreille jouait beaucoup. Les quelques maîtresses occasionnelles qui avaient pu le tenir en liesse une nuit ou l’autre n’avaient jamais cherché à lui passer la corde au cou. Elles étaient trop contentes d’entrer dans la légende locale, témoins exceptionnels et privilégiés d’un phénomène insolite. On leur demandait souvent s’il était aussi silencieux sur pied que sur l’oreiller mais elles n’abandonnaient jamais la moindre confidence. Plus que son silence probablement contagieux, les imprégnait encore une sorte de bienveillance amoureuse que rien ne pouvait altérer. Pas même le hasard capricieux qui, un jour, mit en présence deux de ses conquêtes à court de carburant. Sans se connaître, elles se reconnurent. Derrière leurs lunettes de soleil, elles lui lancèrent en simultané le même regard de braise. Là où des mégères possessives auraient déclenché la seconde guerre atomique, ces deux bombes repartirent sans la moindre étincelle. Sur leurs lèvres, un léger sourire disait un indéfinissable altruisme sentimental.
…
Jo semblait incarner une séduction langoureuse à l’état pur. Plus les femmes étaient belles et intelligentes, plus elles y succombaient. Elles étaient si lasses de toutes les prétentions et niaiseries que débitaient leurs beaux parleurs de jolis cœurs. Personne n’a idée de ce qu’une femme belle et cultivée doit endurer lorsque les coqs sont lâchés. Ils ne voient en elle qu’une jolie poule à assaillir de leurs caquets imbéciles. Ces drôles d’oiseaux croient faire la cour avec art. En réalité, ils représentent la basse-cour dans toutes les règles de lard. Le contraste offert par Jo, son mutisme, parlaient en sa faveur. Son sourire indéfinissable faisait le reste, appuyé par un regard slave dont tous les cockers du monde savent tirer la quintessence. Principe de base identique pour l’homme et le chien : user sans abuser de cette arme redoutable. Jo observait le précepte à la lettre. Avec la jeune Allemande, il pensait avoir engrené la fascination de façon imparable mais celle-ci avait remarquablement esquivé le coup. Il avait mésestimé la situation, sans doute distrait par la Porsche. La concentration n’avait pas été maximale, d’où une attaque moins franche qu’à l’accoutumée. En attendant, la Porsche devait être loin.
Pas si loin que ça, en fait. Moins loin que sa propriétaire en tout cas. Celle-ci avait troqué l’asphalte brûlant pour un plafond houleux, presque gélatineux, comme de la crème au beurre vue par en dessous, depuis le fond de la casserole. La surface, ou la sous-face, ondulait lentement. Elle devenait ventre de femme. Il fallait atteindre l’intérieur. Ça respirait doucement. C’était attrayant et inquiétant. La peur de l’inconnu ou de l’absence. C’était la première fois mais elle avait un peu l’impression que c’était une dernière chance. À saisir pour se ressaisir ?
« Folle, complètement folle. Je suis complètement folle… Et je le serais encore plus de ne pas l’être. » se disait Mercédes en laissant courir son regard sur la lente procession d’images qui forçait la porte de son cerveau. Il ne fallait pas qu’elle l’ouvre. Surtout pas. Il ne fallait pas que ces Troyens du vingt et unième siècle la transforment en cheval de trait, ou en pouliche à bascule. Au début, elle avait pensé faire semblant. Cela ne devait pas être sorcier. Après tout, il suffisait de prendre le même air initié, de saisir le chilum délicatement, le porter lentement jusqu’aux lèvres et simuler une profonde inspiration. Conserver l’air épais dans la bouche, fermer les paupières quelques secondes, les rouvrir lourdement et se détendre complètement en expirant. Elle connaissait le rituel par coeur, comme la chanson Girl, des Beatles. Elle aurait la même inspiration effilée et pourrait donner le change sans trop de difficultés. C’est du moins ce qu’elle pensait en prenant place sur le grand tapis noir et blanc, prairie artificielle à damier qui était en train de la mâchonner, de l’avaler, de la digérer sans qu’elle comprenne exactement les règles du jeu. Mais y-a-t-il encore des règles quand on joue vraiment ? « Attention Mercédes ! Ne pense pas ce que ton esprit ressent. Reprends ton aura et va-t-en. Arrache toi de cet échiquier pure laine vierge qui te viole en te donnant l’impression d’être une reine. Regarde tous ces petits pions qui t’espionnent et te matent. Échec. »
…
Sens interdit. Accélération scabreuse. Elle ne se souvenait plus très bien où et quand elle avait quitté la route. Les déviations ne sont pas toujours fléchées. La sienne l’avait flashée. Toute petite déjà, elle était attirée par ce qui brillait en dehors des sentiers battus. Les itinéraires balisés n’étaient pas pour elle. Les incursions hors-pistes lui convenaient davantage. Allez savoir pourquoi, dans chaque espèce vivante, il existe des individus dont l’instinct d’exploration l’emporte sur celui de conservation. Si elle avait été taupe, nul doute qu’elle aurait gagné la surface pour s’enquérir de l’emplacement du magasin d’optique le plus proche ! Et peu importe qu’il fût tenu par une vielle chouette ou un jeune rapace. Du haut de sa taupinière, elle les aurait tous nargué en cherchant d’autres horizons, même si, tout au fond d’elle-même, une petite voix lui certifiait qu’elle finirait malgré tout par être enterrée dans ce trou perdu. Absence ou inconnu : l’éternelle question. Avait-elle peur de ce qu’elle cherchait sans jamais l’avoir trouvé ou redoutait-elle qu’il n’y ait rien d’autre à voir que ce qu’elle n’avait déjà vu ? Quelque chose avait dérapé. Les repères n’étaient plus très clairs.
De toute évidence, on l’avait droguée. Où cela avait-il commencé ? Sa mère fumait beaucoup, n’avait jamais vraiment cessé de boire, même pendant sa grossesse. Son père, distrait distant, avait oublié le chemin de la maison alors qu’elle n’avait pas deux ans. Il s’était excusé par courrier le mois suivant. Depuis, il continuait d’envoyer des lettres à chaque Noël ou Nouvel An, inutiles précautions contre d’improbables remords. Pour se regretter, il faut se connaître. Comme dans un rêve, Mercédes combinait les images de sa petite enfance avec les émotions des dernières vingt-quatre heures. Certaines séquences, enregistrées à la sauvette par son subconscient, n’avaient même pas été perçues en situation réelle et semblaient surgir d’un film familièrement étranger. Ou étrangement familier une fois le ralenti déclenché. Jo et son chien y avaient leur écho. Elle avait beau essayer de zapper : ils réapparaissaient à intervalles réguliers, amenant par petites touches l’anodine assurance que procurent les lignes pointillées couchées sur la chaussée. On peut les franchir sans la moindre appréhension, alors que tout ce qui est continu se négocie beaucoup plus difficilement.
Mercédes se souvenait presque davantage du cocker que du garagiste. Les beaux garçons ne l’impressionnaient plus depuis longtemps. Elle connaissait par-coeur-par-corps toutes leurs ruses de Sioux pour faire l’amour et pas la guerre. Ce qui l’avait frappée en remontant dans sa voiture, c’était l’incroyable synchronisation de l’homme et du chien. Tous deux l’avaient suivie du regard avec la même nonchalance des sens. Décence excitante de deux admirateurs à qui il ne manquait que la parole. Jo et son cocker étaient les seuls êtres sensibles qu’elle avait croisés sur sa route. À un autre moment de sa vie, cela aurait pu marcher. Avec une petite aide de ces amis, elle s’en serait sortie. Cette conviction fugitive avait précipité l’ultime embardée. Avait-elle un rendez-vous fixe ? Comment cette aiguille était-elle arrivée jusqu’à son bras ? Les sensations bizarres qu’elle éprouvait maintenant lui rappelaient son septième mois intra-utérin, celui au cours duquel elle avait fait d’énormes progrès en dos crowlé et en anglais. La provenance et la quantité des liquides ingurgités par sa maman en était la cause. Mercédes flottait sous une lumière quadrillée qui n’avait rien à voir avec le plafonnier de la Porsche. Cela évoquait plutôt la grosse lampe articulée d’un cabinet dentaire. Ses incisives grincèrent.
…
« Pense à autre chose. Donne le change et ne cède rien… » Si les anges gardiens existent, le sien était bavard. Même mentalement, elle n’avait plus la force de lui répondre. Elle fixait la lumière. Damier électrique, optique géante, disque céleste, enjoliveur chromé rebondissant dans une course folle ; impossible de choisir. Elle qui n’avait jamais touché à l’héro par crainte du sida, n’était pas effrayée par la formidable invasion intraveineuse dont son corps était l’objet. Avec tous les hommes en blanc qui s’affairaient autour d’elle, pas le moindre risque de ce côté-là. Et puis la morphine sonnait plus juste que l’héroïne. Plus médicale donc plus avouable. Morphine, Morphée, c’était toujours une question de bras. Il lui paraissait réconfortant de s’endormir dans un milieu aseptisé, bien qu’il ne lui fût possible de s’attarder sur aucun visage. Les masques des chirurgiens ne laissaient transparaître que des regards affairés et méticuleux. Le jour et la nuit comparé à celui du garagiste et du cocker. Elle s’accrocha à cette dernière image parce qu’elle évoquait un silence d’amor. Ensuite ce fut le bip qui aplatit toutes les courbes. Les tracés firent une embardée et disparurent brusquement des écrans. Une infirmière tenta une ultime injection, puis une autre déconnecta le puissant appareillage de contrôle. Plusieurs voyants s’éteignirent instantanément. Les masques tombèrent trop tard pour que Mercédes vérifie si les visages imaginés correspondaient bien à la réalité. Une machine compliquée, sur laquelle était inscrit “Staréanimator” fut mise en veille selon un code précis. Le bloc opératoire succomba lentement à l’hémorragie de ses acteurs. Le scialytique sombra dans une éclipse concentrique et diffuse.
A l’autre bout de la société américaine, le tandem du silence attendait d’autres voyageuses de rêve en scrutant les astres derrière les pompes à essence. « Tiens, une étoile filante ! » s’écria Jo, pointant du doigt une zébrure fugace entre Cassandre et Cassiopée. « Fais un voeu, mon chien…» Le chien leva une oreille et l’homme parut satisfait. Tout au bout de la route déserte, dans la nuit d’été, un ronflement de grosse cylindrée se précisait. Jo pensa qu’il avait le temps d’aller chercher un coca bien frais dans le frigo de la cuisine. À son retour, le bolide n’était plus qu’à quelques centaines de mètres. Un instant, Jo crut son voeu exaucé. Le régime du moteur baissa un peu à l’approche de la station essence. Au dernier moment, le cabriolet de sport remit les gaz. C’était une BMW série limitée. Jo eût à peine le temps de l’identifier. Un modèle aussi rare que la Porsche de tout à l’heure. Idem pour sa conductrice : une blonde aussi capiteuse que la décapotable ! « Mais que se passe-t-il donc ce soir ? » s’exclama-t-il. Le chien s’était assis à côté du rocking-chair. « Et oui, je sais. Toi aussi tu aurais préféré revoir la Porsche, ses courbes inimitables, son allure racée. Sois confiant : les étoiles brillent pour tous. Nous aurons l’occasion de la revoir. Sa route croisera à nouveau notre tarmac. C’est écrit. Et d’où qu’elle revienne, nous la reconnaîtrons. »
La BMW avait filé vers l’Ouest. En sens inverse, la dépanneuse de Bill arrivait doucement. Bill était un vieil ami de Jo. C’était aussi son exact opposé. Il parlait pour deux, draguait pour quatre, s’enflammait pour un rien et ne jurait que par les call-gIrls. Ils les appellait ses cool girls. Un soir de spleen non hydrocarburé, il leur avait même dédié un poème. « À vous, celles que sans cesse j’appelle, qui m’apaisent et me donnent des ailes. À votre zèle et l’effet kiss call qui me cale dans mon lit et se coule dans mon cou. Il me glace le feu qui dévore mon corps et m’enlise le cœur sous les caresses qui l’attisent encore. D’un battement de cils, vos effets papillons inondent mes lèvres puis glissent le long de mes joues. À vous, mes cool girls dont toujours je devance l’appel, je dédie ces lignes libres, et cette prose que je veux poésie. »
Jo avait suggéré que cette ‘’prosésie’’ était peut-être un peu too much mais Bill était persuadé qu’un jour elle serait célèbre. S’il était encore en vie, pour sur que le King Elvis l’aurait mise en musique. « Chante toujours ! », avait pensé Jo en souriant. Au fond, il était ravi de cette amitié paradoxale. Bill le rassurait et le divertissait. Il jacassait toujours, entre corbeau et perroquet, mais rythmait leur ennui de sa bonhommie. Sa seule ponctuation était le tweet de son klaxon. Il sillonnait la région au volant d’une dépanneuse antique qui contrastait curieusement avec les voitures dernier cri qu’elle remorquait. Ce soir, Bill aurait des tas de choses à raconter à Jo. Comme d’habitude, il n’avait rien vu, mais tout entendu. Et il était prêt à le répéter en boucle. Sa vieille dépanneuse bougonnait dans le dernier faux plat avant la station. Sur son plateau était sanglée une Porsche méconnaissable.