LA VOYAGEUSE INTÉRIEURE
Évidemment, il y avait ses yeux, et ce regard, pas forcément triste, mais jamais totalement gai. Et par moments, il y avait ses jeux. Jeux de scène, jeux d’enfant, jeux d’écriture, jeux de hasard, jeux d’ombre et de lumière, jeux de dupes… Marie Laforêt était un roseau qui cachait ses chaînes invisibles par des chansons de saisons. Jamais vraiment les mêmes, mais toujours liées entre elles, à l’instar de ses virées cinématographiques. Elle voyageait légère, dans la gravité de l’instant. Vers un ailleurs fatalement meilleur.
Son périple commence le 5 octobre 1939 à Soulac-sur-Mer, en Gironde. Sur les registres d’état civil, elle est Maïtena Doumenach. Ce prénom d’origine basque, proche de Maïthé, le diminutif local de Marie-Thérèse, signifie “aimée”. Ses premières années, dans le contexte difficile de la seconde guerre mondiale, s’écoulent en l’absence de son père, prisonnier de guerre en Allemagne. À la libération, la famille quitte Cahors pour Valenciennes puis s’établit à Paris. Marie s’interroge à propos du sens de la vie, de la religion, et d’une possible entrée au couvent. Sur les bancs du lycée Jean-de-la-Fontaine, là où lui succèderont Catherine Deneuve, Marie-Christine Barrault et Claire Chazal, elle perçoit une première attirance pour le théâtre et le jeu dramatique. À vingt ans à peine, en 1959, elle remporte le prestigieux concours “Naissance d’une étoile”, organisé par Europe 1. Louis Malle la repère. Raymond Rouleau l’intègre dans son cours de théâtre et René Clément la lance sur le grand écran dans le film “Plein Soleil”, aux côtés d’Alain Delon et Maurice Ronet. Jean-Gabriel Albicocco, jeune réalisateur et ex-assistant de Jules Dassin, a le coup de foudre. Il lui donne le rôle principal dans ses deux premiers longs métrages : “La Fille aux yeux d’or” en 1961, et “Le Rat d’Amérique ” en 1962… et l’épouse entre les deux !
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La carrière cinématographique de Marie Laforêt est lancée pour les 35 années suivantes et autant de films. Elle tourne avec Jacques Charrier, Philippe Noiret, Mylène Demongeot, Charles Aznavour, Claude Piéplu, Jean-Paul Belmondo, Jean-Claude Brialy, Michel Serrault, Stéphane Audran, Serge Reggiani, Jean-Pierre Marielle, Jean-François Balmer, Michel Galabru, Jean Poiret, Michel Piccoli, Michel Constantin, Jacques Villeret, Bernadette Lafont, Richard Bohringer, Victor Lanoux, Michel Aumont, Jean Yanne, Jean-François Stévenin, Thierry Lhermitte, Martin Lamotte, Guy Bedos, Alberto Sordi, Robert Mitchum, Vincent Cassel, Jean-Hugues Anglade, Jean-Louis Trintignant, Édouard Baer, Christophe Malavoy, Nathalie Baye, Michel Boujenah, Béatrice Dalle… La liste des réalisateurs l’ayant dirigée est tout aussi impressionnante : René Clément, Louis Malle, François Truffault, Michel Boisrond, Michel Deville, Édouard Molinaro, Pierre Grimblat, Claude Chabrol, Robert Enrico, Georges Lautner, Denys Granier-Deferre, Henri Verneuil, Jean-Pierre Mocky, Alexandre Arcady, Gérard Krawczyk, Enki Bilal… pour ne citer que les plus connus. Au théâtre, elle interprète Audiberti, Claudel, Yourcenar, Duras, Carco… et même Ruquier ! Un éclectisme à l’image d’une personnalité sibylline.
Parallèlement à sa carrière d’actrice et de comédienne, Marie Laforêt réussit le tour de force de mener avec bonheur une carrière de chanteuse atypique. Les années 1960 la propulsent sur le devant de la scène avec la même fulgurance que son irruption dans le septième art. Dès 1963, “Les Vendanges de l’amour”, chanson écrite par Danyel Gérard, inaugure les millésimes du succès : “Viens sur la montagne” et “La tendresse” en 1964, “Katy cruelle” et “La Bague au doigt” en 1965, “Marie-douceur, Marie-colère” (adaptation de Paint It Black des Rolling Stones), “Manchester et Liverpool” et “La voix du silence” (adaptation de The sound of silence de Simon & Garfunkel) en 1966, “Ivan, Boris et moi” en 1967, “Mon amour, mon ami” et “Que calor la vida” en 1968, “V’la le bon vent” en 1969… Une décennie de tubes qui font de Marie Laforêt l’une des interprètes les plus populaires en France, et bien au delà des frontières.
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Elle se produit sur les scènes du monde entier et vend 35 millions d’albums. Elle chante en français, bien sûr, mais aussi en anglais, en espagnol, en italien, en portugais, en russe, en roumain… Au début des années 1970, telle une pionnière de la world music, Marie Laforêt s’entiche de mélodies slaves et de rythmes sud-américains. Les maisons de disques ne voient pas d’un bon œil le travail qu’elle entame avec des compositeurs brésiliens et argentins. Elle est sommée de revenir dans le droit chemin du succès populaire. “Viens, viens…” et “Il a neigé sur Yesterday” (en hommage aux Beatles) raisonnent comme deux derniers coups d’éclat avant qu’elle ne décide de renoncer aux enregistrements musicaux et d’aller s’intaller en Suisse durant l’été 1977. Elle attendra quinze ans pour publier deux derniers albums (l’un en 1993 et l’autre en 1998), se tenant comme elle l’a toujours fait, à l’écart du monde du showbiz. « Dans le métier, on m’a souvent considérée comme une dilettante alors que je suis très sérieuse dans le travail. » dit-elle. Mi-modeste, mi-malicieuse, elle précise : « Je n’ai pas une voix, j’ai un timbre ». Elle a surtout un charisme particulier. Ce n’est pas un charisme électrique, à la Marylin Monroe ou à la Madonna. C’est un charisme langoureux, une sorte de dynamite paresseuse, un charme au long feu, comme ses yeux, qui vous prend à froid et vous consume à retardement. Lentement mais surement. On a envie de l’approcher, de l’accaparer, de l’apprivoiser tout en sachant que c’est impossible. Sa voix nous dit des choses que ses mots travestissent. Les airs qu’elle entonne, vifs ou indolents, couvrent les airs qu’elle se donne, consciemment ou inconsciemment. Devant le micro ou devant la caméra, elle distille des instants de séduction poignants. Un doute délicieux et dangereux apparaît et disparaît. La sensualité fragile d’une femme forte face au destin que l’on subit ou que l’on force. Le jeu d’actrice de Marie Laforêt fait parfois penser à celui d’Isabelle Huppert ou de Marie-France Pisier. Toutes trois ont souvent incarné des femmes superficielles avec une profondeur touchante. Celles que les hommes convoitent pour le malheur ou pour le pire, le meilleur n’étant jamais au rendez-vous. C’est presque une histoire de karma accéléré, les femmes belles et vulnérables étant condamnées à payer le prix fort pour leur trop-plein de qualités.
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D’aussi loin qu’il m’en souvienne, dans ses chansons et dans ses films, j’ai toujours perçu ce trouble étrange chez Marie Laforêt. Il y avait une faille, une fêlure que je ne m’expliquais pas mais que je ressentais confusément. Elle en donna l’explication lors d’une interview parue dans Paris Match en 1998. La chanteuse révéla avoir été victime d’un viol à l’âge de 3 ans. C’était en 1942-1943, période sombre de l’occupation durant laquelle sa mère tentait du mieux qu’elle pouvait d’atténuer les inquiètudes et les privations quotidiennes, en l’absence d’un père prisonnier en Allemagne. Pour trouver du travail, elle quittait souvent le domicile. Profitant de la situation, un voisin abusa de la petite Marie à plusieurs reprises sans que sa mère ne se doute du drame, malgré la présence d’ecchymoses sur le corps de l’enfant. Le traumatisme fut refoulé pendant près de quarante ans, avant de resurgir d’un seul coup, dans une crise d’angoisse et de larmes qui dura trois jours et trois nuits. Il fallut encore six mois pour rompre définitivement le silence et plusieurs années pour se reconstruire à nouveau. Et positiver à défaut d’oublier : « Sans ce viol, je n’aurais pas fait un métier public qui allait à l’encontre de ma timidité naturelle. J’ai choisi un métier exutoire. » confiait-elle en ajoutant qu’un physique dit avantageux ne procure pas que des avantages. Et que le sien ne lui avait pas toujours porté chance. Mariée cinq fois, mère de trois enfants, elle ne resta jamais longtemps avec le même homme. Le seul coup de cœur qui résista à l’usure du temps fut celui pour la Suisse, son pays d’adoption depuis 40 ans. Elle prit le temps d’y ouvrir une galerie d’art à Genève, s’initiant un temps au métier de commissaire-priseur, d’y écrire trois livres, dont le très original “Mes petites magies, livre de recettes pour devenir jeune” et d’y finir sa vie le samedi 2 novembre 2019 à Genolier, petite commune tranquille du canton de Vaud. À 80 ans, elle n’avait rien perdu de sa vivacité d’esprit et d’un humour caustique mélé d’une lucidité éloquente. Le tout est résumé dans trois citations : « J’aime bien les gens qui ont une angoisse », « La foi, on l’a ou on ne l’a pas. A 15 ans, je voulais entrer au couvent, mettre le monde derrière des barreaux. » et « Ma carrière est de bric et de broc, mais ma vie est remplie du début à la fin ».
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Très bel hommage nous en apprenant beaucoup sur cette belle personne à la vie en fin de compte difficile. Merci de votre article très complet ; merci pour elle !
Une belle personne. Dans tous les sens du terme. Sans aucun doute, pas vraiment estimée à sa juste valeur. Même si on ne partage pas toutes ses idées. Beau travail de réhabilitation, chère Brigitte.