BLACK AND RED

HALLOWEEN SURPRISE

Cette année, pour la célébration d’Halloween, j’avais décidé de me tenir à carreau. En 2020, à la même époque, la disparition du gardien de mon immeuble avait déjà failli m’être fatale. De façon quasi-miraculeuse, je n’avais réussi à détourner les soupçons de la police qu’au tout dernier moment, grâce au témoignage concordant de mes deux voisines du dessus, qui m’avait totalement innocentée. En ce 31 octobre 2021, je m’apprêtai donc à regarder un quelconque film du dimanche soir, sur une chaîne tout aussi quelconque, lorsque j’entendis gratter à ma porte…

C’étaient justement mes deux gentilles voisines, Nera et Carmina, qui venaient me demander un petit service. L’une avait trébuché dans l’escalier et l’autre, en voulant la retenir, avait laissé choir un bocal de sauce tomate qui l’avait copieusement éclaboussée. Je n’avais d’ailleurs jamais vu une sauce tomate aussi épaisse et visqueuse. La pauvre Carmina en était maculée de la poitrine jusqu’au front. Curieusement, j’ai trouvé ces traces singulières plutôt élégantes, et en parfaite harmonie chromatique avec son joli bustier vermillon. Nous, les filles, avons parfois de ces idées saugrenues, dans des moments où l’on devrait songer à autre chose…

Bref, tandis que Nera était occupée à effacer, de façon très méticuleuse, je ne sais quelles taches sur les marches de l’escalier métallique conduisant au garage, Carmina vint quérir mon aide pour transporter à la cave un épais tapis roulé sur lui-même et solidement ficelé à chaque extrémité. Il avait écopé d’une partie de la sauce tomate et comme, de toute façon, il n’allait plus avec la nouvelle déco de leur entrée, elles avaient sauté sur l’occasion pour s’en débarrasser. J’aurais probablement fait le même choix en de telles circonstances. Mais Dieu que ce tapis était lourd ! Nous ne fûmes pas trop de deux pour le trainer jusqu’à la cave. Je proposai alors à Carmina de le balancer directement dans la benne à ordures stationnée au bas de l’immeuble. Tant qu’à faire… Elle n’aurait pas à le charger dans sa voiture, ni à le porter à la déchetterie par la suite. C’était sans compter un nouvel engagement écologique tout à son honneur. Ma belle amie rejeta cette idée par trop désinvolte. Elle avait décidé de faire les choses dans les règles et personne ne pourrait l’en dissuader. Et puis, il fallait se presser : ses trois invitées allaient débarquer et le dîner n’était pas tout à fait prêt.

Beaucoup plus tard dans la nuit, je vis effectivement les trois invitées en question repartir, dans un état sur lequel je ne ferai aucun commentaire. Après tout, qui sommes-nous pour juger l’apparence des autres ? Et puis, toute une chacune, ou tout un chacal, a bien le droit d’abuser de la sauce tomate une fois de temps en temps si cela lui fait plaisir. Ce n’est pas un crime, tout de même ! C’est ce que j’ai dit ce matin à l’inspecteur de police venu enquêter sur la disparition de la propriétaire de l’immeuble et de son fils. Ces deux-là étaient aussi radins l’un que l’autre et ne manquaient pas une occasion de rappeler à leurs locataires, dont je fais évidemment partie, la date limite du loyer à payer, ou les nombreuses clauses du règlement intérieur à respecter. Ils avaient, à plusieurs reprises, réprimandé Nera et Carmina quant à la fréquence et au volume sonore des petites fêtes qu’elles avaient coutume d’organiser. Ils auraient été vus ensemble pour la dernière fois aux alentours de l’immeuble, hier vers 20h30. Probablement venaient-ils encaisser directement les loyers, comme tous les 30 ou 31 du mois. Madame Fair, qui, depuis la mystérieuse évaporation du précédent gardien, habite seule au rez-de-chaussée, les a entendu pester et élever la voix en constatant que l’ascenseur était encore en panne. La discrète Lucie n’a pas ouvert sa porte, trop contente de les entendre s’éloigner, puis se disputer en montant les escaliers. Sa nouvelle fonction de concierge ne la mettait pas à l’abri de l’avidité de ses employeurs.

Comme je réside au premier étage et que Nera et Carmina occupent le deuxième, nous avons toutes trois été interrogées à propos d’éventuels éclats de voix, ou bruits suspects, que nous aurions pu percevoir dans les couloirs, en début de soirée. Nous avons été formelles : aucune d’entre nous n’avait rien entendu de tel. Nous n’avions pas croisé nos proprios ce soir-là, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur du bâtiment. En réalité, leur sort nous importait peu. L’absence de ces Thénardier pouvait se prolonger ; cela ne gênerait personne. Qui viendrait réclamer le loyer à leur place ? Certainement pas la silencieuse Lucie Fair, presque invisible, toujours recluse derrière sa porte et ses volets clos. Carmina a simplement précisé, qu’en début de soirée, elle était venue m’emprunter une grande boîte de sauce tomate pour préparer une recette arrabiata dont elle a le secret. J’ai confirmé sa version et ne me suis pas étendue sur l’histoire du tapis. L’anecdote était insignifiante, comme nous en avions convenu toutes deux au préalable. De plus, l’inspecteur était bien trop occupé à scruter le décolleté de Nera pour prêter attention à nos déclarations. Oranges d’orage sous son noir corsage, ourlées d’ébènes dentelles aux fragrances d’élite, l’ensemble distillait une hypnose sensuelle, tandis que la platine susurrait “Sympathy for the Devil”.

J’avais entendu cet air une bonne partie de la nuit et voir maintenant Nera draguer, ou plutôt ensorceler, ce jeune enquêteur façon Basic Instinct me décontenançait légèrement. Sharon et les Rolling Stones réunis, il y avait de quoi être troublée, d’autant que, parmi les trois invitées de la veille, j’avais cru reconnaître Georgia May Jagger, la fille de mister grande bouche en personne. Sur cela également, je ne pipai mot. Finalement, j’avais eu raison de décliner l’invitation à cette soirée entre filles. La thématique rouge et noir, celle de Jeanne Mas ou de Stendhal, ne m’emballait guère, pas plus que la sauce arrabiata, que je digère mal. Idem pour Halloween, que mes racines celtes ne reconnaissent pas dans sa forme actuelle. À l’origine, fête de transition (passage d’une année à l’autre) et d’ouverture vers l’Autre Monde, celui des dieux et des esprits, elle donnait naissance à des événements magiques et mythiques. Aujourd’hui, elle promeut des citrouilles et toutes sortes de déguisements polluant son essence première. J’avais expliqué cela à Nera et Carmina, qui ne m’en avaient point voulu de rester chez moi, à regarder béatement un film des Beatles. Nous étions assez liées pour nous dire les choses franchement. Elles savaient que j’étais davantage Let It Be que Let It Bleed. Et puis ce satané tapis m’avait littéralement flingué les lombaires. Halloween ou pas, j’avais préféré jouir égoïstement de l’instant présent devant mon grand écran, bien calée au fond de mon canapé. Carpette Diem.

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