SUR LE SENTIER DE NAGUÈRE
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En 1973, elle avait à peine 26 ans lorsqu’elle était venue lire une déclaration de Marlon Brando lors de la cérémonie des Oscars à Hollywood. Le monstre sacré du cinéma américain, qui avait remporté l’Oscar du meilleur acteur pour son interprétation de Don Vito Corleone, dans le film Le Parrain, réalisé par Francis Ford Coppola, n’avait pas daigné se déplacer. Pire, il avait décidé de refuser son trophée en signe de protestation contre le traitement des Amérindiens par Hollywood. La jeune Sacheen Littlefeather, d’origine apache et yaqui, fut son émissaire. Elle était venue en paix, expliquer la motivation profonde de l’acteur. Elle fut crucifiée sur place par les producteurs et bannie des studios américains…
À l’époque, la jeune actrice, née le 14 novembre 1946 à Salinas (Californie, USA), s’était également engagée pour la cause amérindienne en tant qu’activiste fraîchement diplômée de l’université d’État de Californie à East Bay. Elle était donc totalement légitime pour diffuser un message militant et dénoncer une situation qui, bien que tue par le pouvoir en place, ne faisait déjà plus de doute pour personne. Pourtant, son intervention déclencha la colère des baudruches bien pensantes du moment. La jeune femme fut conspuée, huée sur la scène des prestigieux Oscars, et même menacée physiquement. Parmi les hyènes de l’establishment yankee, cette vieille baderne de John Wayne, éternel défenseur du lobby des armes et du western manichéen (dans lequel les Indiens apparaissent toujours sous les traits des méchants sauvages belliqueux qu’il faut remettre au pas), fut à deux doigts d’aller lui régler son compte en direct. Sacheen raconta plus tard qu’elle n’échappa à l’agression que par la grâce des agents de sécurité qui s’interposèrent. De sales renégats de visages pâles faibles d’esprit sans doute.
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Cette femme courageuse, à la beauté intelligente, n’avait pourtant fait qu’élever sa toute petite voix, au nom d’un très grand acteur, afin de pointer une injustice implacable, tant sur les plateaux de cinéma que dans la société américaine. Les langues fourchues, parmi lesquelles Clint Eastwood, se moquèrent d’elle et voulurent la ridiculiser sans même écouter ce qu’elle avait à dire. Le génocide amérindien est pourtant une réalité historique. Les médias et le cinéma ont souvent évoqué la Shoah, avec un bilan tragique de 5 à 6 millions de victimes juives durant la seconde guerre mondiale. Mais que dire de l’élimination d’environ 12 millions d’individus en un peu plus d’un siècle, de 1780 à 1900, réduisant la population des Indiens d’Amérique du Nord à 250.000 survivants à peine ? Des canons et des carabines à répétition contre des lances et des flèches, une guerre bactériologique (on attribue à Lord Jeffrey Amherst, commandant en chef des troupes anglaises en 1759, la généreuse distribution de couvertures sciemment contaminées par la variole et la rougeole, mortelle pour les Indiens, réputés non résistants à ce type de microbes), le parjure et la trahison : rien n’a été épargné à ce peuple autochtone. Howard Zinn, historien, politologue et grande figure du mouvement pacifiste aux USA, a écrit : « Les gouvernements américains ont signé plus de quatre cents traités avec les Amérindiens et les ont tous violés, sans exception ».
En 1973, lorsqu’elle a osé remettre le sujet sur le tapis des Oscars, Sacheen Littlefeather n’a fait que pointer une évidence. Les grands manitous du septième art US ne l’ont pas accepté. Ils ont vu rouge et lui ont fait payer son audace au prix fort. Elle a encore honoré quelques engagements jusqu’en 1975, puis sa carrière a été asphyxiée, étouffée, enterrée. Elle fut blaklistée, ou plutôt redlistée, sacrifiée pour l’exemple. Des fois que d’autres rebelles aient l’idée fort déplacée de l’imiter…
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Sacheen Littlefeather est aujourd’hui une honorable dame de 75 ans. En juin dernier, elle a eu la surprise de recevoir une lettre d’excuses de l’Académie des Arts et des Sciences du Cinéma, celle-là même qui remet chaque année les Oscars à Hollywood. Signé par David Rubin, président de l’Académie, ce texte précise : « Les insultes que vous avez subies à cause de cette déclaration étaient déplacées et injustifiées. Pendant trop longtemps, le courage dont vous avez fait preuve n’a pas été reconnu. Le fardeau émotionnel que vous avez porté et le coût pour votre propre carrière dans notre industrie sont irréparables. Pour cela, nous vous présentons à la fois nos plus sincères excuses et (nous vous faisons part de) notre sincère admiration. ». Well, well, well… mieux vaut tard que jamais. Il aura tout de même fallu attendre un demi-siècle pour que cette injustice soit reconnue, à défaut, loin s’en faut, d’être réparée.
Sacheen a commenté cette décision avec sagesse, sans se départir d’une certaine légèreté d’esprit. Normal quand on se nomme Littlefeather (petite plume en anglais). À un journaliste qui lui demandait si cela ne venait pas un peu tard, elle a répondu : « Nous, les Indiens, sommes des gens très patients – cela ne fait que 50 ans ! ». Elle a ajouté : « Nous devons garder notre sens de l’humour à ce sujet, tout le temps. C’est notre moyen de survie. Cela fait chaud au cœur de voir à quel point tant de choses ont changé depuis que je n’ai pas accepté l’Oscar en 1973. ». Marlon Brando, qui a rejoint les vastes prairies en 2004, peut être fier de sa belle émissaire. Sur le sentier escarpé qu’elle a choisi d’emprunter, elle a triomphé des embûches sans jamais dévier de sa ligne. Elle a fini par obtenir le mea-culpa du grand pow-wow hollywoodien. Elle est enfin parvenue à faire reconnaître une partie de leurs torts aux visages pâles. Sacheen Littlefeather, la squaw aux grands yeux tristes, a réussi là où nombre de valeureux guerriers et de vénérables sachems avaient échoué. La petite plume indienne a apprivoisé le grand aigle américain.
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Merci Brigitte pour cet article.
On apprend plein de trucs en te lisant !
Et bel hommage pour cette soeur de coeur
Magnifique. On oublie trop le génocide de toute cette nation. Heureusement que des personnes telles que toi remettent le couvert pour qu’un jour, peut-être, justice soit rendue à ce peuple complètement éliminé de la carte.