UNE BONHOMMIE OUBLIÉE
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La neige a fait une timide apparition dans quelques départements français en cette première semaine de mars, mais son blanc manteau est vite parti en lambeaux. Il n’a pas tenu bien longtemps, suffisamment toutefois pour faire resurgir des souvenirs d’enfance. Le blanc, et le repos feutré qui l’accompagne, change tout. Il déroule en silence un tapis qui se met en boule dans la joie et les cris. Des boules de toutes les tailles, des petites, des grosses, des qui craquent, des qui giclent, des qui explosent, des qui enflent, des qui collent, des qui roulent, des qui se superposent et se métamorphosent. Des qui suivent leur bonhomme de chemin.
Les bonhommes de neige sont comme les rêves. Ils naissent facilement de notre imagination et s’évanouissent en silence, sans laisser de traces. Ils fondent toujours trop vite et s’écoulent à rebours vers notre enfance. Comme une rivière qui cheminerait à l’envers. Et c’est pour cela qu’on les aime autant. Qu’ils soient gais, qu’ils soient tristes, qu’ils aient l’air de rois ou de vagabonds, ils nous emmènent avec eux sans nous demander notre avis. Dans un sens ou dans l’autre, ils nous projettent en dehors du présent.
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Leur existence éphémère ne leur octroie que plus de valeur. Leur charme opère et pousse les sculpteurs du précaire à multiplier les formes et les évocations. Personnages issus du cinéma, de la bande dessinée, des jeux vidéo… leurs doubles cristallisés font irruption dans la réalité, qu’ils transforment avec espièglerie. Dans les villes, dans les campagnes, ils s’invitent au gré de nos inspirations, de nos improvisations. Ils prennent place et attendent. Ils ont la sagesse du bouddha. Ils ont la patience des chats.
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C’est une immense famille qui accueille tout le monde. Figures célèbres, personnages surréalistes ou provenant de mondes fantastiques, créatures extra-terrestres, mises en scène partielles, situations inattendues ou probabilités réinventées, ce sont autant d’instantanés qui nous interpellent et nous font cheminer parmi les flocons de douces chimères. Rien n’est rationnel mais tout est séduisant. Figé dans le mouvement. On ne pose jamais de questions. On acquiesce et on répond volontiers à leurs invitations.
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Bien sûr, comme dans toute famille, certains poussent le bouchon un peu loin. Ils ont la poudreuse malicieuse et l’humour grivois. Ils ressemblent surtout à leurs géniteurs. Ils veulent nous faire rougir au delà de leur pâleur. On peut avoir le sang chaud sous un cœur de glace. C’est un paradoxe fondateur, tout comme les geysers d’Islande. Au fond de nos mémoires, ils laissent un sourire narquois et des anecdotes joyeuses qui rejaillissent de temps à autre, et que l’on convoque longtemps après leur disparition.
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Et puis, il y a la beauté animale. L’esthétique à l’état pur, que l’on jurerait dupliquée en minéral, bien que ces cristaux-là ne durent pas. Il ne s’agit plus de récréations mais de véritables créations. Aucune signature, aucun musée, aucune spéculation ; simplement des artistes avec un grand A qui recomposent de magnifiques tableaux. Ils ne peignent pas avec des huiles. Ils ne décrivent pas avec des mots. Ils sculptent avec de l’eau, l’élément premier de la vie sur terre. On contemple et on espère… qu’un jour l’homme ne brise tout cela comme du verre.
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En 1461, François Villon chantait déjà « où sont les neiges d’antan » ?
En 2023, la question ressuscite avec une nostalgie qui fait froid dans le dos.
On cherche en vain un hiver fantôme, sa blanche poésie et ses bonhommes incertains.
Mais si, parfois, un doute s’installe et se fige, il suffit de faire à nouveau confiance à la nature…
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Très très beau texte, bravo de tout cœur.
La richesse incroyable des illustrations le dispute à celle du texte. Poursuivant son chemin de petit bonhomme, Brigitte nous enchante encore et toujours. Déjà Villon semblait dire qu’on ne reverrait plus ça. Mais le temps de la neige qui émerveilla nos yeux d’enfants reviendra. Tel est l’avenir que le cycle amène.