TOMBEAU SAPIN
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Le mois dernier, c’était l’étoile du salon, la star du living-room. Aujourd’hui, il n’est plus rien. Il n’est plus sur son 31. On l’a dépouillé de ses attraits, comme dans la chanson, les bois et guérets. On a saccagé sa parure, confisqué les rubans, les bijoux et les attributs de fête qu’il arborait triomphalement sous les œillades contemplatives d’un public conquis. Souvenirs, souvenirs… Personne ne lui fait plus le moindre cadeau. Déraciné dans les grises rues des grandes villes, il gît nu en exhibant sa verdure.
Mon beau sapin, roi des forêts, du tapis au tapin, ils t’ont trainé sans le moindre regret. Et toi, dans ta lente agonie, tu ne songes même pas à te venger. Tes aiguilles ne piquent pas. Elles ne l’ont jamais fait. Elles crissent doucement sous leurs talons plats. Tu vois passer des fleurs endimanchées qui te ressemblent mais ne le savent pas encore. Tu redoutes les pas lourds de spécimens gourds aux souffles courts, braconniers ou bucherons de l’asphalte.
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Les enfants, qui pourtant te vénéraient il y a peu, des guirlandes de rêves plein les yeux, ne jettent plus sur toi le moindre regard. Ils passent tout près, aussi indifférents que les adultes qu’ils deviendront trop tôt. Le mépris et l’oubli sont contagieux. Ils gangrènent les lendemains de fête. Ils rendent les jeunes un peu plus vieux et les vieux un peu plus secs.
Tu repenses à ta nature, intérieure et extérieure, la seule à laquelle tu appartiens. Dans un dernier hasard et un gigantesque effort, tu rampes vers le seul allié végétal de l’endroit. Tu crois en trouver un parfois, mais ce n’est qu’un tronc enserré dans un manchon de fer rouillé. L’arbre qu’il supporte est souffreteux, ses racines emprisonnées, empoisonnées sous le macadam. Il n’a jamais vu une forêt. Tu te blottis à ses pieds, on ne sait jamais… Mais aucune réponse ne parvient, ni de près de loin. Tu restes là quelques temps, sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement.
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Et puis, finalement, comme dans un rêve, tu entends une petite musique. Elle approche lentement, doucement. Un peu trop aigüe, puis un peu trop forte, tu ne l’as jamais entendue auparavant, mais tu sais qu’elle te concerne. Un bref instant, tu reprends espoir. Tu perçois des belles lumières qui clignotent et te rappellent vaguement ces guirlandes qui t’empêchaient de dormir. Elles scintillent sur un grand traineau vert, duquel descendent des elfes vêtus de couleurs vives. Ils viennent pour toi. Tu n’es plus abandonné. Ils viennent enfin te chercher. Tu n’es peut-être plus la plus belle, mais ils ne t’ont pas oublié. La magie de Noël va recommencer. C’est le cadeau que tu avais demandé.
Tu repenses aux oiseaux, aux futaies du passé, à la campagne, aux collines boisées. Tu repenses à tout ce que tu vivais, à tout ce que tu humais avant. Tu repenses à l’air du temps, à tes Vosges natales et aux brimbelles. Bip, bip, bip… Oui, ils sont là pour toi, ces petits hommes colorés et leur camion-poubelle.
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Les mots sont si bien choisis et assemblés que l’on oublie que le sapin était déjà mort quand on l’a orné. Or, il vit encore, conscient de sa déchéance, sur un trottoir qui est comme le couloir des condamnés. Un conte aussi poignant que “la petite fille aux allumettes”.Si elle sait souvent nous faire rire, Brigitte excelle aussi à nous faire pleurer