ALZHEIMER ET SILICONE
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En 2011, par le hasard d’une publication sur Facebook, un petit encadré avait attiré mon attention. La photo d’un médecin, présenté comme un éminent oncologue brésilien, coiffait une citation pleine d’esprit. Articulée en deux phrases boutonnières, qui ouvraient et fermaient une réflexion pertinente sur les investissements médicaux, la formule avait fait mouche auprès des internautes et les réseaux sociaux avaient amplifié sa résonance auprès du grand public.
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« Dans le monde actuel, on investit cinq fois plus en médicaments pour la virilité masculine et en silicone pour les femmes, que pour la guérison de l’Alzheimer. D’ici quelques années, nous aurons des vieilles aux gros seins et des vieux aux pénis bien raides, mais aucun d’entre eux ne se souviendra à quoi ça sert ! »
Le propos paraissait tout à fait sensé et vérifié. Son auteur, le docteur Varella, est effectivement oncologue, bien connu au Brésil pour ses prises de positions originales, ses nombreuses publications, dans la presse ou en tant qu’auteur scientifique, ainsi que ses interventions sur les plateaux de télévision. Plusieurs amies brésiliennes m’avaient confirmé que là bas, il jouissait depuis longtemps d’une notoriété particulière, un peu comme si en France, on avait additionné le renom de Léon Schwartzenberg avec celui de Michel Cymes.
Toutefois, un détail éveilla mes premiers soupçons. Cette citation, présentée dans le même type d’encadré et illustrée par la même photographie, fit plusieurs réapparitions sur les écrans radars de nos ordinateurs au cours des dix dernières années, à la manière d’un satellite poursuivant sa révolution, mais en présentant de petites modifications asymptomatiques selon les cycles de rotation et les traductions. Le nom du médecin lui même mutait régulièrement. Drauzio Varella (son véritable patronyme) devenait Drauzillo Varella, ou Drazio Varrela, et même Dario Varela. La succession de ces hybrides nominaux tranchait avec une constante improbable : quelle que soit sa date et son support de parution, cette citation était invariablement parée du titre de “La phrase de l’année” ! Inversement, le prix Nobel de médecine attribué à l’auteur n’était jamais daté. En activant quelques unes de mes connexions mnémoniques, je n’avais d’ailleurs pas souvenir d’avoir vu, aux infos télévisées ou dans la presse écrite, un Brésilien prix Nobel de médecine au cours de la dernière décennie.
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La vérification fut simple et rapide. Le docteur Drauzio Varella n’a jamais fait partie des prix Nobel. Un petit tour sur son site personnel me rassura sur son existence réelle, de sa naissance en 1943 à Sao Paolo jusqu’à aujourd’hui. En revanche, la naissance de la citation qui l’a rendu célèbre dans le monde entier est totalement inconnue, car notre bon docteur l’a radicalement répudiée ! Dès 2009, dans le quotidien “Folha de Sao Paolo”, il certifiait que cette citation apocryphe commençait à sérieusement l’agacer. (Cela n’a pas du s’arranger depuis). Il précisait qu’il n’avait aucune idée des investissements consacrés à la recherche sur la maladie d’Alzheimer et que, par conséquent, une telle estimation n’était pas possible de sa part. En outre, d’où qu’elle vienne, cette appréciation lui semblait, au mieux fort approximative et, au pire, complétement mensongère.
En essayant de tracer cette déclaration jusqu’à son origine supposée, on s’aperçoit qu’elle sévissait déjà sur le net depuis au moins une bonne vingtaine d’années ! En 2004, on la signala sur un forum de physiciens. Dès 1999, sa version anglaise fut enregistrée et commentée sur un site de motards britanniques du Devon ! Moi qui pensais faire partie de ses premières exploratrices en 2011…
Devenue orpheline de son auteur et assez bancale au niveau de sa véracité et légitimité, cette belle citation n’en continue pas moins de tourner sur le net avec un succès constant. Je l’ai revue passer dernièrement chez une amie enthousiaste et cela m’a fait sourire. Saura-t-on jamais sous quelle plume est né cet énoncé insolite et ironique ? Sans doute était-ce quelqu’un ou quelqu’une qui a (ou qui avait) le sens de la formule. Ou peut-être s’agissait-il initialement d’une blague, d’une saillie genre brève de comptoir, reprise et propagée à l’insu de son véritable auteur, peu féru d’internet, voire disparu juste après le partage de sa trouvaille. À moins que… Une autre hypothèse n’est pas à écarter.
Et si ce mystérieux auteur était devenu Alzheimer ?